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Maroc Maroc - HEIDI.HIDORA.COM - A La Une - Aujourd'hui 05:18

Des bitcoins pour les gouverner tous

L’engouement pour le Bitcoin et les cryptomonnaie cache un projet politique: s’arroger le contrôle de la monnaie, une prérogative traditionnellement réservée à la puissance publique. Ce fantasme en vogue parmi les «crypto bros» a levé les derniers tabous autour du remplacement de la démocratie par la technologie.Des personnalités comme Peter Thiel ont commencé à considérer les cryptomonnaies non comme un simple instrument financier, mais comme un outil pour restructurer la société de fond en comble. La technologie offrait un moyen de concrétiser les idées abstraites de Curtis Yarvin et de Balaji Srinivasan. Si la démocratie traditionnelle était désespérément corrompue, comme l'affirmait Yarvin, la blockchain pourrait permettre de nouvelles formes de gouvernance fondées sur un code immuable plutôt que sur le jugement humain, faillible par nature.Cette vision a trouvé son expression technologique parfaite dans le Bitcoin. Lancé au lendemain de la crise de 2008 par un créateur répondant au pseudonyme de Satoshi Nakamoto, le Bitcoin semblait valider la thèse centrale de The Sovereign Individual, à savoir que la technologie pouvait permettre aux individus de se soustraire au contrôle monétaire de l'État. Le moment était parfait: alors que la foi dans les institutions financières traditionnelles venait d’être ébranlée, voilà un système qui promettait de remplacer le jugement humain par la certitude mathématique.Cryptomonnaie et cryptofascisme Le Bitcoin trouve ses fondements philosophiques dans l’école autrichienne d'économie et la pensée libertarienne. Mais c'est l’économiste palestino-jordanien Saifedean Ammous qui a opéré le mélange le plus explicite de ce fond conceptuel avec les idées néoréactionnaires, dans son livre de 2018 The Bitcoin Standard (traduit en français sous le titre L'Etalon-bitcoin). Les derniers chapitres en particulier opèrent un tournant radical. Sa critique esthétique de l’art et de l’architecture modernes comme des formes «dégénérées», à l’inverse du classicisme, est très révélatrice. De façon intentionnelle ou non, il emploie exactement le même langage et le même type d’argument que les fascistes des années 1930. Un ami allemand m’a confié que la ressemblance était encore plus frappante dans la langue de Goethe.L’adhésion de la communauté Bitcoin aux thèses de personnalités comme Ammous révèle à quel point les cryptomonnaies, loin de rester de pures technologies ou des outils financiers, servent de vecteur à une pensée politique réactionnaire. L’idée que le Bitcoin pourrait permettre de retrouver l’âge d’or d’une monnaie saine s’est insérée à la perfection dans un récit plus large sur le déclin de la société et le besoin de restaurer les hiérarchies traditionnelles.Si Ammous et d’autres ont mis le Bitcoin au service de leur vision réactionnaire du monde, la technologie elle-même peut tout aussi bien être mise au service de valeurs libérales et démocratiques, comme le rappellent les auteurs du livre Resistance Money sorti en 2024 (non traduit en français). La distinction essentielle réside dans la manière d’envisager la relation entre le Bitcoin et les institutions politiques.Alors que les réactionnaires considèrent le Bitcoin comme un outil permettant de supplanter la gouvernance démocratique, les auteurs de Resistance Money le considèrent comme un frein aux abus de pouvoirs et un moyen de préserver l'autonomie individuelle au sein de systèmes démocratiques. Le Bitcoin n'est donc pas considéré comme un substitut aux institutions démocratiques, mais comme une innovation technologique de nature à protéger les libertés civiles et les droits de l'homme, en particulier dans les contextes où les systèmes financiers traditionnels sont utilisés à des fins de surveillance ou d'oppression.Cette tension entre ces deux visions du Bitcoin reflète une tentation plus large, qui s’avère récurrente: celle de confisquer des innovations technologiques susceptibles d’accroître la liberté individuelle pour les mettre au service d’un projet antidémocratique. On la retrouve aussi bien chez Yarvin, quand il estime que le développement technologique doit signer le glas de la démocratie, que chez Ammous lorsqu’il convoque le Bitcoin à l’appui de sa vision réaction du monde. L’inéluctable mort de la démocratie Des premiers écrits de Yarvin pendant la crise financière de 2008, à la crise institutionnelle qui secoue aujourd’hui les Etats-Unis en 2025, on peut tracer une ligne intellectuelle directe. Ce qui a débuté comme une critique abstraite des institutions démocratiques est devenu un projet effectif pour les mettre à bas. Les cryptomonnaies ont accéléré ce processus, en fournissant un cadre technologique et un modèle psychologique pour s’affranchir entièrement de toute gouvernance démocratique.Ce qui rend cette vision dangereuse, ce n’est pas simplement son hostilité à la démocratie, mais la façon dont l’effondrement de la démocratie est vu comme une fatalité plutôt qu’un choix. C’est précisément ce que j’ai décrit par l’expression autoritarisme épistémique. Plutôt que reconnaître que l’action humaine et les décisions politiques modèlent la technologie, le gourou des cryptos Balaji Srinivasan dans son livre The Network State (2022, non traduit en français) préfère invoquer une évolution technologique qui déboucherait nécessairement sur la dissolution de l’Etat-nation et son remplacement par des structures de gouvernement dématérialisées. Cette pensée déterministe ne laisse aucune place au débat public, au processus démocratique, ou à d’autres voies de développement technologique. Elle nous présente un futur déjà établi, et le seul choix consisterait à le faire sien ou à rester dans les oubliettes de l’histoire.Cette conception déterministe explique aussi pourquoi tant de libertariens ont dérivé politiquement Si la démocratie est condamnée, pourquoi prendre la peine de la défendre? Si la technologie est vouée à remplacement le gouvernement humain, pourquoi ne pas accélérer le processus? C’est ainsi que le libertarisme technologique devient une porte d’entrée vers les idées néoréactionnaires, loin du libéralisme classique et de son attachement au débat d’idées et au progrès. Contrôler pour mieux détruire Quand Elon Musk prend le contrôle du système de paiement des salaires du département du Trésor, ou que Donald Trump déclare qu’il n’appliquera pas les lois qui lui déplaisent, ils ne font qu’implémenter des idées qui trouvent leur source dans le monde des cryptos. L’idée que le code peut remplacer les institutions démocratiques, que la compétence technique l’emporte sur le processus de négociation démocratique, ou que le pouvoir privé doit supplanter l’autorité publique – tout cela provient du passage de la théorie des cryptos à la pratique politique.Curtis Yarvin et Balaji Srinivasan voient tous deux la technologie comme un moyen d’échapper aux contraintes démocratiques, mais leur approche est différente. Le premier préconise de s’emparer et démanteler les institutions démocratiques de l’intérieur, tandis que le second propose de bâtir des structures parallèles qui les rendent inutiles. Nous assistons actuellement à la converge de ces deux approches, le contrôle de la technologie étant employé à la fois pour prendre le pouvoir démocratique et pour le subvertir.Ces cadres de pensée auraient pu rester de simples élucubrations théoriques s’il n’y avait pas eu une convergence unique de facteurs ayant permis leur soudaine mise en pratique. L’essor de Trump, une figure à la fois hostile à la démocratie et désireuse de s’arroger les grâces des oligarques de la tech, a représenté une opportunité sans précédent. Voilà qu’un autocrate en puissance ne se contente pas d’accepter la critique de la démocratie de la Silicon Valley, mais qu’il l’embrasse sans réserve. Son mépris pour les freins constitutionnels, sa conviction que la loyauté interpersonnelle prime sur l’indépendance des institutions, et sa vision d’un gouvernement au service d’intérêts privés est parfaitement cohérente avec la vision du monde portée par la tech.Combinez tout cela avec une emprise sans précédent sur les flux d’informations, les systèmes financiers et les réseaux sociaux, et vous avez l’orage parfait: une idéologie, un vecteur politique, et les capacités technologiques pour démanteler la démocratie.Dans le prochain (et dernier) épisode, nous verrons la réalité crue de ce qui est en train de se passer actuellement à Washington: un coup d’Etat dans le coup d’Etat.

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