Maroc - HEIDI.HIDORA.COM - A La Une - 13/Aug 14:11

Au sud de l'Ukraine, la cité du vide

Rien ne va pour mon appartement ukrainien, à 70 km du front, et je m'arme de patience face aux pesanteurs somme toute compréhensibles de la bureaucratie locale. Heureusement, les occupations ne manquent pas: chercher de l'eau potable, parcourir les musées et sillonner des rues à moitié désertes. Car la prospère Mykolaïv est devenue, à l'instar de bien des localités de l'Est du pays, une cité du vide...Il fait une chaleur étouffante et je poireaute. Que faire, en attendant mes documents suisses tamponnés, pour finaliser l’achat de l’appartement? Je commence par remplir le frigo avec des provisions de l’ATB Market du bas de la rue, où sont alignés cinq rayons d’alcool pour un seul de produits laitiers. Sur la vitrine, il se proclame ouvert 24 heures sur 24 mais vu le couvre-feu, il ferme à minuit. Puis je pars à la recherche d’eau potable. Celle du robinet est saumâtre, imbuvable, depuis qu’en avril 2022, les Russes ont fait sauter la conduite qui alimentait Mykolaïv avec l’eau du Dniepr. Les réparations s’éternisent, la ville pompe à droite et à gauche. Des cuves d'eau propre ont été installées dans chaque quartier.Dans la rue de l’Observatoire, qui tient son nom d’un remarquable observatoire astronomique construit en 1821 et qui connut son heure de gloire, une dizaine de personnes âgées font la queue, équipées de chariots pliables pour empiler les bidons. Je les regarde dans les yeux. Sur les visages, je lis l’humiliation d’avoir été les ouvriers célébrés du fleuron de l’industrie navale soviétique et de devoir, désormais, aller chercher leur eau dans la rue.### Une montagne de crânes Sur le chemin du retour, un bidon de 5 litres dans chaque main, mon cœur bondit. Devant moi se dresse un beau bâtiment rouge et blanc, avec des colonnes à chapiteau et des bas-reliefs. Un panneau indique qu’il s’agit du musée Vassili Verechtchaguine, mon peintre russe préféré! Il a suivi au 19e siècle les armées russes dans leur conquête de l’Asie centrale et des Balkans mais il était un pacifiste radical, ce qui lui a valu d’être accusé de trahison à la patrie. Son tableau le plus célèbre, *L'Apothéose de la guerre* (1871), exposé à la Galerie Tretiakov à Moscou, est une montagne de crânes que survolent des corbeaux, avec cette inscription: *«Dédié à tous les grands conquérants, passés, présents et futurs»*… #### **Lire aussi**: *«*[Le plus grand peintre de guerre russe était un pacifiste radical](https://www.heidi.news/ca-pourrait-vous-etonner/le-plus-grand-peintre-de-guerre-russe-etait-un-pacifiste-radical)*»* Le musée est ouvert, mais vide. Toutes ses œuvres sont dans une cave, à l’abri des missiles russes. Je me rabats sur le musée régional d’histoire locale, dans l’ancienne caserne qui abritait, avant la révolution bolchévique, 6000 marins de la flotte russe de la mer Noire. Mon arrivée provoque le bourdonnement d’une demi-douzaine de femmes d’âge mûr et en robe bleue. Je suis le seul visiteur. Je m’acquitte du billet à 34 centimes. Hélas, le troisième étage, consacré aux Cosaques et à la période impériale, a été fermé. Les fenêtres et les vitrines du musée ont explosé quand les forces russes ont bombardé le grand et beau bâtiment de l’Amirauté, juste en face, et n’ont pas été remplacées à ce jour. ### Soif d’histoire On m’assigne comme guide Marko, un jeune homme frêle, sans doute plus utile ici qu’au front, qui m’entraîne dans une salle d’animaux empaillés (attractions principales: un chat sauvage et une dent de mammouth), puis dans une salle de pots, d’armes et de lampes allant du néolithique à l’âge des métaux en passant par les périodes grecques (Athènes venait ici chercher son blé) et romaines. Là trône un très beau chaudron en bronze de la culture Belozerka, dont le logo du musée reprend la forme évasée. Ce peuple a vécu dans les steppes du sud de l’Ukraine entre le 10e et 12e siècle av. J.-C., probablement jusqu’à l’arrivée des Scythes au nord de la mer Noire. Tiens! Les Iraniens ont occupé la région longtemps avant de fournir à l’armée russe les drones kamikazes qui, certains jours, me passent au-dessus de la tête. Les Ukrainiens se passionnent pour leur histoire ancienne, accusant les Russes dominateurs et impérialistes d’avoir voulu les couper de leurs racines. «*Staline persécutait les archéologues*», affirme mon guide. Il est intarissable sur les fouilles en cours dans un quartier de la ville appelé Dykyi Sad (*«jardin sauvage»*), qui fut probablement la cité la plus importante de la mer Noire, il y a de cela mille ans avant notre ère. Homère la mentionne dans son *Odyssée*, ce qui ferait de Mykolaïv la plus ancienne ville d’Ukraine. Puis Marko me montre, par une fenêtre toute neuve, la maison natale du poète Mark Lisyansky, l’auteur de l’hymne de Moscou, «*ma chère capitale, mon Moscou doré*». Moscou, justement, d’où est venu l’ordre de bombarder cette maison grise aux encadrements couleur bordeaux. ### Scotchés aux lampadaires Je marche des heures en ville et ce qui frappe, c’est le vide. Celui des rues bordées de platanes où les rares passants sont surtout des passantes — on reparlera de l’absence des hommes. La moitié d’entre elles promènent un chien, souvent de petite taille, chihuahua, teckels et quelques bichons frisés. Le vide, aussi, des belles maisons du centre, érigées sous l’Empire russe, avec leurs colonnades, leurs frontons, leurs murs de pierre joliment colorés, mais aussi leurs fenêtres aux vitres brisées, parfois remplacées par des panneaux d’aggloméré. Le vide des cafés, où seules quelques tables sont occupées, le plus souvent par de jeunes femmes dont les ongles cliquètent sur l’écran de leur smartphone, quand elles ne font pas de selfies. Celui des réseaux sociaux, enfin, où l’on retrouve la beauté triste de leurs jolis visages, yeux maquillés, cils allongés, parfois lèvres refaites. Se retrouver dans un tel gynécée n’est pas sans charme, mais pour qui cherche un plombier, un peintre et un électricien afin de rénover un appartement acheté sur Google Maps, bon courage. Avant l’invasion, Mykolaïv comptait 470’000 habitants. Plus de la moitié d’entre eux se sont enfuis aux premiers jours de la guerre, en février 2022, face à l’arrivée des chars russes en ville et aux combats dans plusieurs quartiers de l’Est. Les pillages se sont alors multipliés, faisant de Mykolaïv la première ville en Ukraine à recourir à cette technique intéressante: les voleurs qui se faisaient prendre étaient ligotés avec du scotch à des lampadaires, [leur photo](https://t.me/mykolaivskaODA/216), tête hébétée, récoltant des milliers de «like» sur les réseaux sociaux. ### «Ils se planquent» Les forces ukrainiennes ont résisté et chassé les Russes, qui ont commencé à pilonner la ville en retour. Comptabilité de guerre: 1104 bâtiments ont été touchés par des missiles ou des bombes à fragmentation, dont l’université, l’administration régionale, des théâtres, une église, 49 des 68 écoles primaires, 67 établissements médicaux, 117 usines ou structures commerciales. Les bombardements sur Mykolaïv n’ont commencé à s’espacer que lorsque les troupes russes ont dû abandonner Kherson, en novembre de cette année-là, pour se retrancher de l’autre côté du Dniepr. Ils y sont toujours. La ville, très propre, est désormais considérée comme «plutôt sûre», si bien qu’une grande partie des habitants qui s’étaient réfugiés en Pologne ou ailleurs sont revenus — comme Raïssa, la dame ukrainienne à la retraite [dont j’essaie d’acheter l’appartement](https://www.heidi.news/explorations/mon-deux-pieces-cuisine-en-ukraine/j-ai-achete-un-appartement-en-ukraine-sur-google-maps). L’employé de la voirie chargé de vider le conteneur dans ma rue m’explique qu’il doit y avoir aujourd’hui entre 350’000 et 400’000 habitants à Mykolaïv. Mais où sont-ils? «*Ils se planquent*», s’agace Oleg, jeune policier originaire d’un village occupé par l’armée russe sur la rive gauche du Dniepr. Il dîne ce soir à la table voisine de la mienne au Datcha, un des plus chouettes restaurants de la ville, avec vue imprenable sur le fleuve Boug méridional et son magnifique coucher de soleil. Il habite Mykolaïv mais travaille tous les jours à Kherson, où il est chargé, entre autres, d’établir les constats officiels pour les maisons touchées par un obus ennemi. ### Jours sans fin Quand il dit «ils», Oleg parle des hommes de Mykolaïv de 18 à 60 ans, peu nombreux dans l’espace public. Il y a bien sûr ceux qui sont au front, mais il y a aussi ceux qui restent chez eux, pour éviter de croiser les recruteurs en civil qui arpenteraient les rues dans l’idée, justement, de les envoyer au front. «*C’est con de risquer sa vie à 20 ans pour protéger celle d’autres mecs qui veulent pas se battre*», commente encore Oleg, acide. Encore un jour sans fin. Dans mon studio provisoire, chaque coupure d’électricité remet à zéro l’horloge de la cuisinière. Ses aiguilles dépassent rarement 14h, même en pleine nuit. Le vide est aussi temporel.