Maroc - HEIDI.HIDORA.COM - A La Une - 09/Dec 18:00

La femme qui rêvait de clitoris en trois dimensions

Odile Fillod l’a brandi à la face du monde, et le monde a vu. En imprimant le premier modèle grandeur nature de clitoris, en 2016, la chercheuse française a déclenché un tsunami qu’elle-même n’imaginait pas. Son étonnant cygne en plastique rose a envahi les médias et les écoles, enterrant à jamais l’image d’Epinal du petit bouton rose. Rencontre avec la femme derrière le clito 3D.Le modèle originel de clitoris, imprimé en 3D, trône toujours dans la bibliothèque du salon d’Odile Fillod, 52 ans, dans son appartement sous les toits près de la place de la République, à Paris. A côté, les deux tubes de vernis à ongle, rose et bordeaux, dont elle s’est servie pour le peindre à la main. Le liquide a figé avec le temps. C’est bien lui. Celui qui figure dans le fameux article du Guardian de 2016 et qui a fait le tour du monde.Ce clitoris rose en 3D, avec ses longs piliers élancés et son profil en cou d’oiseau, a transformé la vie d’Odile Fillod. Elle en est devenue l’ambassadrice par excellence, la «Madame Clitoris». C’est l’histoire d’une obsession qui fait 10 centimètres, et finit par triompher.Tout part d’un café entre amies, début 2016. Odile Fillod est contactée par une association féministe de Toulouse, qui veut faire des vidéos pédagogiques anti-sexistes pour des élèves de collège et de lycée. Cette ingénieure de la prestigieuse Ecole centrale, diplômée en sciences cognitives, a pris le virage des sciences sociales en entamant une thèse critique sur la naturalisation des différences psychiques entre hommes et femmes par les sciences de la vie. Elle a aussi contribué en 2013 à un rapport du think tank République et Diversité, destiné à promouvoir l’égalité dans les manuels scolaires de biologie, et fondé un blog scientifique remarqué, Allodoxia, docte et combatif. Chez Odile Fillod, à Paris, où le clitoris trône. | Andi Gáldi Vinkó, pour Heidi.news «Il faut à tout prix que je parle du clitoris», se dit alors Odile Fillod, face à cette nouvelle mission. «Ce serait sûrement frappant que je montre dans ma vidéo un modèle de clitoris en 3D de taille réelle.» Elle demande à une amie photographe, Marie Docher, de l’aider: Si je te fais des petits dessins et te donne des instructions, tu pourrais me sculpter un clitoris? Pas question, t’es tellement chiante! «Je suis un peu perfectionniste, voire très», reconnaît Odile Fillod à ce moment de l’histoire, et tous ceux qui la connaissent confirment. Marie Docher lance l’idée d’une impression 3D. En quelques clics, elle tombe sur le Fab Lab de la Cité des Sciences, leur écrit: J’aurais besoin de faire imprimer un organe humain de 10 centimètres. Ce n’est pas celui que vous croyez! Imprimez le vôtre! Rendez-vous est pris dès le lendemain. L’équipe du Fab Lab, cet atelier collaboratif ouvert à tous, est si emballée qu’elle charge une salariée d’assister Odile Fillod sur la mise au point du modèle de clitoris en 3D. «A partir de ce moment-là, les choses sérieuses commencent», savoure la chercheuse, qui plonge avec entrain dans la littérature scientifique.Bien sûr, elle tombe sur les travaux de Helen O’Connell, retrouve le livre de l’anatomiste allemand Kobelt (encore lui), traduit en français en 1851. Ou encore l’ouvrage de deux professeurs en anatomie médicale de Marseille, Vincent Di Marino et Hubert Lepidi, qui ont publié en 2014 une somme anatomique de référence sur le clitoris. Au total, elle recense une dizaine d’études qui donnent une bonne idée de la forme et de la taille de l’organe. «Il y a peu de données, parfois contradictoires», explique Odile Fillod. «A partir de quelques dessins, je fais un compromis et conçois un modèle stylisé.»Le premier modèle en taille réelle de clitoris en 3D est imprimé en avril 2016 à la Cité des Sciences. Marie Docher filme la scène avec son téléphone. La photographe et militante, alors membre du groupe d’action féministe La Barbe, en est persuadée: «Il faut documenter ce moment.» Un mois plus tard, elle publie une vidéo de deux minutes, assez sexy, qui présente la naissance du fameux clito rose sur une musique décalée, un brin orgasmique. Elle fera plusieurs centaines de milliers de vues. Elle s’accompagne d’un lien vers le modèle d’impression 3D, avec cette mention: «Imprimez le vôtre!». Le premier modèle de clitoris en 3D, imprimé en 2016 par Odile Fillod et l’équipe de la Cité des Sciences de Paris. Il a été peint à la main au vernis à ongles. | Marie Docher, Creative Commons Emballement planétaire L’objet obtient quelques articles dans la presse française, dans Sciences et Avenir ou sur le site d’AlloDocteurs, mais c’est celui publié dans le Guardian au cœur de l’été, le 16 août 2016, qui va tout changer. Le clitoris fait le buzz, et ce buzz est international. Dans un fichier Excel consultable en ligne, Odile Fillod a recensé tous les médias ayant évoqué son clitoris imprimable en quinze mois: elle en dénombre environ 400! «Il y a même des Coréens, qui sont venus me filmer comme si j’avais découvert la Lune.»Odile Fillod donne un visage à cette histoire, et ça marche. Son profil de femme scientifique, moderne, intelligente, qui parle de clitoris, séduit. Le 19 septembre 2016, elle est invitée sur le plateau télé de l’émission Quotidien, regardée par plus d’un million de téléspectateurs. D’un naturel réservé, plus habituée aux cénacles universitaires et aux débats entre intellectuels plus ou moins militants, elle se fait violence pour donner le change. «Rien que d’y penser, j’en ai les mains moites», commente-t-elle.Sous l’effet boule-de-neige, une autre angoisse grandit chez Odile Fillod: celle d’avoir engendré un monstre. «Je suis horrifiée. Il n’y a pas un seul article où il n’y a pas quelque chose de complètement faux dedans! Je suis épouvantée de me dire, ce que j’ai fait, ma création de clitoris, est prétexte à une désinformation massive.»Et de fait, en matière de rigueur, l’aventure ne part pas sous les meilleurs auspices: le Guardian lui-même assure que le clitoris peut mesurer facilement «around 8 inches», plus de 20 centimètres! Et serait donc, à ce titre, plus grand que le pénis (victoire!).Au risque de doucher les enthousiasmes, rappelons que le clitoris est en réalité deux fois plus petit que son homologue, puisqu’il mesure entre 8 et 12 centimètres – contre 20 à 25 centimètres pour le pénis, si l’on vient bien prendre aussi en compte la partie enfouie. Une vie autour du clito Désireuse de corriger le tir, qui n’était pourtant pas de son fait, Odile Fillod fonde en 2017 un nouveau site, Clit’info, avec «les bonnes informations». «Et là, erreur fatale, je tombe dans un gouffre sans fond!, s’amuse la chercheuse. Je me suis mise à travailler là-dessus et plus je cherchais, plus je trouvais des choses... Je suis remontée jusqu’à l’Antiquité et je me suis vraiment prise de passion pour ce sujet.»Voici plus de huit ans qu’Odile Fillod mène des recherches autour du clitoris. Elle n’a pas terminé sa thèse en sciences sociales et travaille comme chercheuse indépendante, en s’autofinançant. Celle qui, dans une vie antérieure, a travaillé comme ingénieure dans l'informatique, puis comme consultante en cabinet de conseil avant de finir dans une banque, vit désormais de sa passion intellectuelle. «Les organes mâles et femelles de la volupté chez l’homme» Planche publiée en 1844 par le médecin anatomiste allemand Georg Ludwig Kobelt. | Université de Heidelberg «J'adore être toute seule, assise là – elle montre son bureau, installé dans le salon –, plongée dans mes trucs. Je peux passer des journées entières à farfouiller, parfois en oubliant de manger», explique-t-elle. Depuis quelques années, elle répertorie de façon systématique les descriptions de l'anatomie du clitoris et de sa représentation. «A force, j’ai réussi à identifier des sites très particuliers pour retrouver des fac-similés d’ouvrages rares et anciens.» La querelle de la pars En février 2024, Odile Fillod a été conviée à venir présenter le fruit de ses recherches à l’Université de Genève, à l’invitation de Céline Brockmann, directrice du programme Sciences, Sexes, Identités. La biologiste suisse se souvient comme hier de ce clitoris rose, déboulé à l’été 2016, et du rôle qu’il a joué pour orienter sa carrière. Odile Fillod, «c’est presque la Baba Yaga, la Garante», commente ce pilier de la Clitoris Team de Genève. Les deux femmes sont amies et continuent de s’écharper avec joie sur des détails anatomiques pointus.«Quand Odile est venue nous rencontrer pour la première fois, à Genève en mars 2019, je lui ai dit: “Elle est où la pars intermedia dans ton clito?!” Mais j’ai maintenant compris pourquoi elle avait renoncé à l’intégrer à son modèle imprimable», nous rassure aussitôt Céline, chez qui la pars vire parfois à l’obsession. Depuis qu’elle l’a vue de ses yeux, lors de sa première dissection, le 14 septembre 2020 – cette date aussi reste gravée dans sa mémoire – Céline n’a plus aucun doute sur l’existence de ce réseau veineux, décrit pour la première fois avec précision par Kobelt (toujours lui) au milieu du 19e siècle. Pourquoi elle est si importante, cette pars?, je demande. Elle est ESSENTIELLE! C’est comme si tu n’avais pas de cou! Autrement dit, c’est comme si le corps et le gland du clitoris ne pouvaient plus respirer. En effet, ce réseau intermédiaire qu’est la pars les relie aux bulbes, qui entrent en érection les premiers en cas d’afflux de sang dû à l’excitation, selon l’hypothèse de Kobelt. Détail de la planche anatomique de Kobelt, avec la représentation du clitoris. Le «d» désigne la pars intermedia. | Université de Heidelberg Fini le point vert Le clito 3D d’Odile Fillod n’a pas fait que du buzz. Dès la rentrée 2017, l’éditeur scolaire Magnard l’incorpore à son manuel de sciences de la vie et de la terre de quatrième (destiné aux élèves de 12-13 ans), au moment du cursus où la reproduction et l’appareil génital commencent à être étudiés. Un autre éditeur, Hatier, l’inclut à la hâte dans ses ressources en ligne. Les programmes évoluent en 2019, avec l’introduction de l’éducation sexuelle en début de lycée, et c’est au tour de cinq autres éditeurs de suivre le pas. Seuls deux d’entre eux, Belin et Hachette, se dispensent de faire figurer le clitoris en totalité sur leurs planches.En Suisse romande, sous l’impulsion de la Clitoris Team de Genève, de nouvelles planches anatomiques ont été introduites dans les manuels scolaires à partir de la rentrée 2019, en lien avec le Département de l’instruction publique. Ici, comme ailleurs, le clitoris était représenté comme un tout petit point vert.Je dois confesser qu’avant de démarrer cette Exploration, j’ignorais moi aussi qu’il avait cette forme-là. Je n’ai pas eu d’effet «waouh». Peut-être qu’inconsciemment, je savais déjà. Que le «bouton d’amour» n’en était pas un, qu’il y a tout un tas de choses qui se mettent en branle quand je jouis, et qu’il y a bien un organe complet dans l’histoire, pas juste un petit point vert. Même si, jusqu’ici, je ne l’avais pas visualisé en entier.Par contre, le jour où Céline Brockmann m’a donné un modèle de clitoris en 3D, je me suis sentie adoubée. «Ça y est, je suis une Cliteratti», me suis-je dit. J’avais rejoint le club des femmes et des hommes qui œuvrent pour le plaisir dans le monde. Depuis, il trône sur l’étagère de mon bureau, tel un étendard. Au début, je ne comprenais pas trop cette envie de le porter, en boucles d’oreilles, en porte-clés ou en porte-voix. Maintenant, je comprends.Un peu comme si l’obsession était contagieuse.