Maroc - LE TEMPS - Tous - 30/Jul 09:52

Vacances des Suisses: ceux qui partent, ceux qui restent

OPINION. Le tourisme est un fort marqueur social et contrairement aux congés payés ou aux loisirs, ne doit pas être considéré comme un droit humain, rappelle le géographe Rafael Matos-Wasem, expert en tourisme et durabilitéDe tout temps, l’Homme a voyagé. Migrations, voyages d’exploration et de conquête, pèlerinages ont émaillé l’histoire. Voyage de formation destiné aux jeunes aristocrates, le Grand Tour, qui culmine au XVIIIe siècle, favorise l’émergence du tourisme moderne. Le mot anglais tourist apparaît en 1800, son pendant français trois ans plus tard.Le chemin de fer donne un coup de fouet à l’«industrie des étrangers». Le temps des vacances, l’aristocratie, suivie par la bourgeoisie naissante, quitte les villes industrielles polluées et surpeuplées d’alors. Dans sa Théorie de la classe de loisir (1899), T. Veblen évoque l’ostentation sociale. Car, en partant en vacances, l’on montre que l’on peut gaspiller temps et argent. De haute lutte s’imposent les congés payés. La Suisse s’y met plus tardivement que l’Allemagne et la France, avec de grands écarts cantonaux et sectoriels (voir LT du 29.07.2024). Les fonctionnaires avant les ouvriers, car l’on sait que gratter du papier fatigue. Le tourisme social, les auberges de jeunesse et le scoutisme proposent des séjours aux jeunes et moins jeunes modestes. Et l’on ne va de toute manière pas encore bien loin. Pour cela il faut attendre les Trente Glorieuses et la hausse des revenus, couplées avec la «démocratisation» de l’automobile. Le tourisme finit par devenir un marqueur social et alimente la distinction sociale chère à Pierre Bourdieu. Les classes subalternes cherchent à imiter la consommation des classes supérieures. De plus, le rayon d’action des déplacements touristiques ne cesse de s’étendre, aidé en cela par la baisse des coûts (low cost) et une vitesse accrue. Vous l’aurez compris: l’aviation a fait son entrée fracassante. Les Occidentaux voyagent de plus en plus. Souvent l’on part tous en même temps et au même endroit, ce qui crée des goulets d’étranglement. Le surtourisme est né, notamment dans les lieux emblématiques ou à la mode. La Suisse n’est pas épargnée: songeons à Lucerne, à Iseltwald, à Lauterbrunnen ou encore au Creux-du-Van. Venons-en justement au cas des Suisses. Ceux-ci sont les champions d’Europe en matière de voyage, devant les Néerlandais et les Suédois. Les Helvètes voyagent tous azimuts: à l’étranger (vacances à la mer, escapades urbaines, séjours outre-mer), mais aussi en Suisse même (la moitié des nuitées touristiques en Suisse sont le fait de nationaux). Cet engouement résulte non seulement des revenus élevés caractérisant notre pays, mais aussi de la pression sociale et du marketing. Le bilan carbone de cette frénésie ne cesse d’exploser. Mais tout cela n’est que peccadille! Comme ailleurs, les inégalités sociales impactent les déplacements touristiques des Suisses. Il y a ceux qui partent, il y a ceux qui restent. Un habitant sur huit reste à quai – paysans, malades, pauvres ou très âgés; et la moyenne de 2,6 voyages par personne et par année, dont 1,1 en Suisse et 4% hors d’Europe, masque de fortes disparités. Le revenu est corrélé au nombre de voyages et détermine aussi le type de vacances entrepris, sachant que plus une offre touristique est luxueuse, plus son empreinte écologique est marquée. Evoquons le _glamping_, variante luxueuse du camping, ou encore les hôtels de luxe. Cette corrélation n’absout hélas en rien les produits touristiques bon marché. Nombreuses offres low cost ont également un fort impact, ne serait-ce qu’en raison du type de transport privilégié, trop souvent l’avion. Ce ne sont pas que les économies d’échelle qui permettent d’abaisser les coûts de ces offres, mais aussi le fait que le personnel (mal payé) et l’environnement en paient le prix fort. Partant, et contrairement aux congés payés et aux loisirs, le tourisme n’est pas à considérer comme un droit humain. D'ailleurs les inégalités relevées au niveau suisse sont encore plus criantes à l’échelle du globe. Moins de 10% de la population mondiale peut en effet se permettre le luxe de passer ses vacances en dehors de son pays ou de prendre l’avion. Il existe pourtant des mécanismes pouvant aider à contrer ce tourisme dévastateur. Songeons à la vérité des coûts (en intégrant les impacts négatifs), à la mise en place de programmes de sensibilisation, à l’interdiction de la publicité pour des voyages en avion, voire à l’instauration de quotas. Soucions-nous aussi d’améliorer la qualité de vie dans nos villes pour donner aux citadins davantage envie d’y rester lors des congés. Des pratiques touristiques alternatives existent aussi, en commençant par un «vrai» tourisme durable sans _greenwashing_. Citons encore le locatourisme, privilégiant le tourisme de proximité, ainsi que le _slow tourisme_, qui prône le ralentissement, notamment au niveau des moyens de transport. **Ces pratiques, loin de rester cantonnées à certains bobos, devraient imprégner tout le secteur touristique. Et auraient même des retombées quasi philosophiques. Ainsi, en réhabilitant le voyage, la décélération, prônée par le _slow tourisme_, contribuerait à faire (re)découvrir les charmes des déplacements.** La majorité des gens sont au courant de tous ces enjeux, et y sont même sensibles. Mais seule une minorité est passée du stade des bonnes résolutions à celui de leur application concrète, y compris – si, si! – des jeunes. Cette minorité (re)trouve les vertus de la sobriété et de la lenteur. Vacances déconnectées et découvertes proches sont au rendez-vous. Osons espérer que ces éclaireurs fassent des émules. Pourquoi ne pas s’offrir même, de temps à autre, un «voyage autour de [sa] chambre» (1795) pour reprendre le titre du récit autobiographique de Xavier de Maistre. _Staycations_ ou les vacances en Balconie ont aussi leurs attraits. Dans sa fameuse chanson Voyage, voyage (1986), la Française Desireless prône deux types de voyage. Continuons à voyager vers l’ailleurs, mais avec sobriété et en privilégiant la proximité, tout en pratiquant davantage le voyage intérieur. «Plus loin que la nuit et le jour. […] Dans l’espace inouï de l’amour. […] Et jamais ne reviens».