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Maroc Maroc - HEIDI.HIDORA.COM - A La Une - Aujourd'hui 05:00

L’injustice faite au vélo

En théorie, le vélo a toutes les vertus. Il décongestionne les villes, améliore la santé de ses utilisateurs et n’émet aucune pollution, ni sonore ni atmosphérique. En théorie, donc, toutes les villes devraient en favoriser l’usage, pour réduire la part du trafic motorisé. Et pourtant, les votations populaires à répétition en faveur de la mobilité douce ne sont pas mises en application, et l’on n’aime rien tant que détester les vélos.La nuit du 20 février 2023, des militants du climat ont tracé, sur l’asphalte de l’avenue du Pailly, entre Genève et l’aéroport, les lignes jaunes d’une piste cyclable à l’aide d’un traceur de ligne. Le principal suspect est un activiste de 25 ans, membre d’Extinction Rebellion et surnommé Joël dans l’article du Temps qui révèle l’affaire deux ans plus tard.Afin de pouvoir le mettre formellement en accusation pour «dommages à la propriété, entrave à la circulation publique et mise en danger de la vie d’autrui», un procureur genevois, Walther Cimino, a confié à la police judiciaire un mandat d’enquête peu banal: surveillance rétroactive des télécommunications pour localiser les portables des peintres nocturnes de lignes jaunes, examen de toutes leurs transactions bancaires, recherche des achats effectués dans des grands magasins avec photos des articles concernés, analyse de la vidéosurveillance d’un commerce, sans oublier des commissions rogatoires aux États-Unis pour obtenir auprès de Google et Microsoft le contenu des échanges email de Joël et de ses comparses.Un acte de terrorisme? L’avocat du prévenu, Me Olivier Peter, a fait recours et dénonce une «grossière disproportion» de cette enquête, pour des dégâts estimés à 8899 francs suisses. De fait, pareil arsenal judiciaire et policier semble davantage adapté à la lutte contre le grand banditisme ou des actes de terroristes. Une piste cyclable clandestine, c’est un acte de terrorisme?Il m’arrive à vélo de passer au rouge ou de grimper sur un trottoir. Je suis donc bien un «cycloterroriste», mot inventé il y a bientôt 20 ans par Pierre Maudet, actuel ministre genevois de la mobilité. Lequel n’a pas jugé bon d’enrichir notre vocabulaire de termes comme «mototerroriste», «scooterroriste» ou «trottinoterroriste». Pour les voitures, c’est plus sympa, on dit juste «chauffard». Et ce sont pourtant ces automobilistes qui menacent ma vie, chaque jour ou presque, lorsque je traverse Genève pour rejoindre la rédaction de Heidi.news ou en revenir.Une portière qui s’ouvre inopinément devant moi; un véhicule qui coupe la bande cyclable en virant soudain à droite; un autre qui s’y arrête d’un coup; un autre encore qui me brûle la priorité dans un rond-point. Ou ceux qui sortent brusquement d’un parking. Ceux encore qui ne vous dépassent en trombe que pour devoir freiner juste après et vous obliger à planter les freins. J’ai bien souvent le cœur qui bat la chamade et je dois à ma bonne étoile d’être en mesure d’écrire ces lignes, après des années de pratique du vélo dans Genève, où l’agressivité et le danger règnent sur la route. «Vous n’avez rien à faire sur la route!» Lorsque je grille un feu rouge ou que j’anticipe son passage au vert, les motards et automobilistes qui y sont arrêtés sont souvent scandalisés. Comme si c’était leur propre sang que je faisais jaillir. L’opinion majoritaire? «Les vélos font n’importe quoi!». En vérité, je ne prends des risques que pour moi-même, je fais attention aux piétons et j’ai en tête ces études danoises et britanniques qui montrent que seuls 15% des cyclistes enfreignent les règles de circulation, contre 66% des automobilistes. Sauf qu’ils n’en ont pas conscience et que leurs entorses sont moins visibles. À chaque traversée de Genève, j’observe des excès de vitesse, des voitures à l’arrêt sur des passages piétons, des démarrages en trombe (interdit par l’art. 33 OCR), des conduites erratiques et un nombre incalculable de conducteurs et de conductrices ayant le nez sur leur téléphone.Et pourtant, c’est moi le cycloterroriste.L’autre jour, je roulais à 45 km/h sur une route limitée à 50. D’habitude, j’emprunte la piste cyclable d’à côté, mais celle-ci se trouve sur un trottoir qui n’était pas déneigé, et je n’avais aucune hâte d’aller voir au Ciel si j’y étais. Une Mercedes derrière moi klaxonnait furieusement. Je me suis arrêté, suis allé lui parler. C’était une dame, d’un âge respectable. Elle a hurlé: «avec les millions qu’on dépense pour vos pistes cyclables, vous n’avez rien à faire sur la route!». J’ai parlé de la piste enneigée, du fait que je n’étais qu’à 5 km/h en dessous de la limitation de vitesse, mais elle a remonté sa vitre et tenté de tamponner mon vélo. Un parcours du combattant Les pistes ou bandes cyclables, parlons-en. Je sais qu’elles ont doublé, à Genève, en dix ans, passant de 200 à 400 km. Mais elles s’interrompent bien souvent sans crier gare. Elles obligent à s’arrêter derrière un bus. Elles sont couvertes de feuilles, de givre, de bris de glace, de déchets divers, de branches, de pommes de pin. Elles concentrent les plaques d’égout et les nids de poule alors que juste à côté, la route est aussi douce qu’une table de billard. C’est sur la bande cyclable que s’arrêtent les livreurs et les taxis. C’est sur la piste cyclable qu’apparaissent les palissades de chantier.Et néanmoins, je m’accroche à mon vélo (électrique l’hiver, musculaire l’été), pas tellement pour des raisons idéologiques mais parce que sa vitesse est irremplaçable: 30 km/h en moyenne, indique mon compteur, alors que celle des transports publics a été estimée pour Genève à 7,2 km/h (calcul comprenant les trajets à pied depuis et vers les arrêts des transports publics). Le canton du bout du lac est la lanterne rouge de la Suisse. Selon l’étude qui émane du think tank Avenir Suisse, la vitesse moyenne des voitures est plus difficile à estimer, mais elle ne dépasse vraiment celle des transports publics que la nuit.Vous souvenez-vous du moment où la fumée a été interdite dans tous les lieux publics en Suisse? C’était en 2010 et le débat en amont de la nouvelle loi avait déchaîné les passions. Se faisaient face, sans ménagement, ceux qui revendiquaient la liberté de fumer partout et ceux qui dénonçaient les méfaits de la fumée passive. «Aujourd’hui, nous vivons la même chose lorsqu’il s’agit de retirer un peu de place à la voiture pour la donner aux piétons ou aux cyclistes, relève Patrick Rérat, professeur de géographie des mobilités à l'Université de Lausanne. Il y a eu des grandes résistances quand on a introduit les premiers espaces sans fumée. Une décennie plus tard, personne ne se verrait revenir en arrière.» Que demande le peuple? Contrairement à l’interdiction de la fumée, entrée en vigueur rapidement après la votation populaire, le processus démocratique ne semble pas opérer à Genève pour le vélo. La loi sur la mobilité douce de 2011, qui prévoyait avant 2019 des pistes cyclables structurées, continues, directes et sécurisées sur le réseau de routes primaires et secondaires, n’y a pas été mise en œuvre. Pas davantage que la loi pour une mobilité cohérente et équilibrée, acceptée en votation en 2016, que des députés UDC ont tenté de modifier en mai 2024 pour rétablir les prérogatives de la voiture individuelle. Si bien que selon la très vaste enquête Au travail à vélo… coordonnée par Patrick Rérat à l’échelle de la Suisse et publiée en 2019, c’est à Genève que les cyclistes se sentent le moins en sécurité.Et pourtant, le vélo a bien des vertus.D’abord, il est le parangon de la «mobilité bas carbone». En Suisse, un tiers des émissions de gaz à effet de serre proviennent des transports, sans même compter le trafic aérien. Ensuite, le vélo a des vertus de santé publique absolument indiscutables. «Sa pratique permet de réintroduire une activité physique dans des modes de vie de plus en plus sédentaires et de réduire les problèmes qui en découlent: réduction des risques et de la mortalité des accidents vasculaires cérébraux et infarctus ainsi que de certains cancers, prévention du diabète et de la surcharge pondérale», explique Patrick Rérat dans son enquête. Précisons que toutes les études montrent que les bénéfices d’une pratique régulière du vélo surpassent les conséquences négatives que sont l’exposition à la pollution de l’air et les risques d’accident.Par ailleurs, le vélo est silencieux, alors que la pollution sonore due au trafic automobile affecte un sixième de la population suisse. Il est, après la marche, le moyen de transport le meilleur marché, il permet de décongestionner les rues des villes et son stationnement occupe bien moins d’espace que celui des voitures. En Suisse, selon l’enquête Mobilité et transports menée tous les 5 ans par l’OFS auprès de 50’000 personnes, 60% des déplacements, quel que soit leur motif, ne dépassent pas 5 km, une distance parfaite pour le vélo. Une culture à instaurer Selon le même sondage, 76% des personnes résidentes en Suisse ont un vélo à disposition, en permanence ou sur demande. Alors pourquoi ne l’utilisent-elles pas davantage, notamment pour se rendre au travail? Les motifs avancés vont du manque d’infrastructures adéquates aux conditions météo, en passant par la forme physique et le relief. Sans oublier le risque de vol: en Suisse, plus de 40’000 vélos sont volés chaque année (peut-être le double, si l’on compte les lésés qui ne déposent pas plainte), avec un taux d’élucidation de… 1,3%.Mais avant tout, c’est une raison culturelle et politique. Dans les pays du nord, où la pratique du vélo est banalisée, il est considéré comme un moyen de transport efficace et rapide. Chez nous, où la culture vélo n’est qu’émergente, sa pratique se limite à une minorité, souvent associée à la gauche, à une population alternative, voire à une nuisance. Dans les bistrots genevois, on entend parfois râler à une table voisine: «Ils font ch…, ces vélos».Peut-être, mais ils font partie de la solution. À quel point, avec quels obstacles, quel cadre légal, quelles infrastructures et comment se déroule leur existence sur les routes, à Genève et ailleurs? C’est pour répondre à ces questions que Heidi.news s’est lancé dans cette enquête, en interrogeant des chercheurs, en allant voir le modèle de Copenhague, en parlant avec toutes les parties prenantes et en questionnant les politiques publiques. Cette enquête nous emmène sur les montagnes russes d’une mobilité réinventée, qui avance à vitesse grand V dans la théorie et a été plébiscitée lors d’un vote populaire suisse en 2018. Mais qui, dans la pratique, se traîne à la cadence d’un SUV aux heures de pointe sur le Quai du Mont-Blanc.

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