Maroc - LE TEMPS - Tous - 17/Feb 16:59

A Las Palmas, le sacre de l’OSR

L’Orchestre de la Suisse romande achevait dimanche soir une tournée espagnole dans le cadre du 41e Festival international de musique des Canaries. Cet ultime concert s’est déroulé sous le signe de l’exceptionUne salle avec vue sur l’océan. L’écume des vagues monumentales, blanches comme du papier se cognant contre les pierres noires volcaniques de l’île, telles des notes sur une partition. Au bord de la plage de Las Canteras, au milieu de l’Atlantique, à Las Palmas dans les Canaries, le bâtiment de l’architecte catalan Oscar Tusquets Blanca prend la forme d’un phare, d’une forteresse protectrice. Une tête de gorgone orne la façade, en dialogue avec les éléments. Il faut dire que si la femme aux cheveux de serpents était un symbole de protection dans l’Antiquité, Méduse est devenue à la Renaissance non seulement une métaphore de l’art, mais aussi une métaphore de l’effet de l’art. Le saisissement du spectateur devant l’œuvre raconte la pétrification, dont la gorgone a le pouvoir.Pétrifiée, justement: c’est la vive émotion qui nous envahit en prenant place dans l’auditorium Alfredo Kraus, avec cette fenêtre spectaculaire derrière la scène qui ouvre sur l’océan. Ecouter ici l’Orchestre de la Suisse romande (OSR) interpréter Le Sacre du printemps de Stravinski, ballet avant-gardiste daté de 1913, avec l’ondulation des vagues comme une immense respiration en toile de fond, est une expérience saisissante.Entendre cette œuvre provocante et iconoclaste, qui a exacerbé au plus haut point le chromatisme et les harmonies âpres, qui a émancipé la rythmique et fait sortir de ses gonds classico-romantiques l’harmonie tonale, est comme faire face au ressac des vagues. On ne peut oublier combien Le Sacre a été capital pour la modernité musicale de la musique du XXe siècle. Et l’OSR est partie prenante de l’histoire de la réception de cette partition: dès 1923, Ernest Ansermet l’intègre au répertoire de l’orchestre. Jonathan Nott, les bras ouverts comme des voiles C’est une mélodie d’allure improvisée qui rompt le silence: le chant du basson, «que Stravinski voulait comme une strangulation», explique Céleste-Marie Roy, bassoniste solo de l’OSR. Plus mélancolique, le cor anglais lui donne la réplique et, progressivement, le rythme s’immisce dans tous les pupitres. A l’horizon, celui des vagues se mue en métronome. Porté par l’acoustique du lieu, l’orchestre va livrer le plus beau concert de sa tournée espagnole. Au pupitre, Jonathan Nott semble alors surfer sur les flots de l’OSR. Il sculpte les phrasés, ménage les silences et les dynamiques, ses deux bras ouverts comme des voiles. Les pianisimmi et les pizz des cordes sont comme les chants de sirènes retenant notre ouïe, alors que, venues des profondeurs, les sonorités des contrebassons et de la trompette basse surgissent en déflagrations fracassantes.En deuxième partie, la violoniste américano-japonaise Midori rejoignait l’OSR pour l’unique concerto du compositeur finlandais Jean Sibelius. Célèbre pour sa virtuosité, l’œuvre fait culminer toutes les difficultés techniques de l’instrument: déferlantes de gammes, écarts de main gauche gigantesques, intervalles acérés ainsi qu’une variété ahurissante de coups d’archet. Enfant prodige du violon, Midori débutait en 1982 à New York à l’âge de 11 ans avec le chef Zubin Mehta et l’Orchestre philharmonique de New York. Phrasés calligraphiques Dans la tradition d’interprétation du concerto, le violon se doit d’être conquérant, presque martial. Rien de tout cela ici. Midori trace une autre ligne où transparaît la douceur, la limpidité, sans perdre en virtuosité étourdissante. Ses mouvements d’archet sont comparables à ceux d’un pinceau de calligraphie, ils démarrent toujours à partir de ce que propose l’orchestre.Comme dans l’aïkido, la virtuose absorbe la puissance de son gigantesque partenaire, pour révéler la sienne malgré sa frêle stature. Sur scène, elle est immense, et bouge à la manière d’une rock star. C’est son interprétation du troisième mouvement qui nous frappera le plus. Un encrage rythmique tonitruant dans ce motif de doubles pointées qui tire la musique du côté de la danse et des glissandi comme on en trouve dans les musiques traditionnelles. Le public, en apothéose, applaudira l’OSR et la violoniste de longues minutes avant que Midori ne revienne avec le Prélude de la Partita no 3 en mi majeur de Bach. Le silence final, nous laissera un doux vague à l’âme.