Maroc - LE TEMPS - Tous - 17/Jun 09:16

Manon Stutz, naissance des larmes

La réalisatrice publie un récit sur le suicide de son père. Une traversée du deuil, tendre et poétique, où l’on croise Bowie, Bukowski et BaudelaireElle a tant pleuré qu’elle n’a plus su quoi faire de toutes ses larmes. Les laisser couler? Avec un mouchoir les effacer? Les collectionner dans une boîte à pleurs? En offrir à ceux aux yeux trop secs? Les retenir dans un coin du cœur au risque de noyer celui-ci? Elle a trouvé autre chose. Puisque livre il y a autour de son chagrin – la mort de ce père tant aimé –, les larmes allaient écrire quelque chose.Page 116 de Alchimie de la douleur qu’elle vient de publier, Manon Stutz raconte que le Néerlandais Maurice Mikkers a étudié les larmes au microscope. Larmes de joie, de fou rire, de douleur, de tristesse, d’oignon coupé, du piment croqué etc. «Des cristaux salins prennent forme selon la nature de la larme, comme si chaque émotion avait une structure propre à elle. Mais jamais je n’aurais imaginé que les larmes de douleur étaient les plus structurées malgré l’anarchie de l’émotion», rapporte-t-elle.## Disparition Manon a perdu son père en 2016. Il a été porté disparu pendant dix jours puis son corps a été retrouvé dans un coin de campagne. Dans sa voiture. Un suicide. La veille de sa disparition, il a rempli les déclarations d’impôts de la famille, a demandé à Manon un bisou et un câlin. Le matin tôt, encore un bisou, sur le nez de celui-là. Manon dormait mais elle se souvient. Il est parti au travail. Ou plutôt n’y est pas allé. Plus allé. Plus d’une semaine sans nouvelle, téléphone coupé, carte bancaire jamais activée. Pas de trace, selon la police. Elle n’avait jamais imaginé un tel geste tant la famille «n’était pas censée se fracturer». Lui, la maman, son frère, sa sœur. Enfance douce. Une jolie maison à Epalinges (VD), la forêt à côté, les cabanes dans les arbres. Certes il était un peu triste ces derniers temps, préoccupé, «pas dans son assiette». Mais qui ne l’est pas parfois? Réalisatrice, scénariste, Manon Stutz a pensé et écrit son livre aux Etats-Unis, «par fragments hyper-fluides sur mon téléphone». Sur les traces de son père et ses road-trips à moto sur le long défilé de macadam, avec les rouleaux de broussaille qui volent et les néons des motels au crépuscule. Toutes ces questions qu’elle se pose: est-ce que c’est à cause de nous? Pourquoi ne nous avoir rien dit? Depuis quand savais-tu que tu n’avais plus ta place dans ce monde? Quelle a été ta dernière pensée? A quelle heure es-tu décédé? _Alchimie de la douleur_ (titre emprunté aux _Fleurs du mal_ de Baudelaire) est un petit livre poignant, à l’écriture courte, ciselée, très soignée. Une traversée du deuil parsemée d’images en _photocopy art_. Objets quotidiens comme extirpés d’un tiroir lorsque l’on est en quête de souvenirs palpables, de preuves d’existence.  Petite, Manon Stutz voulait être détective privée. Avec son père, elle filait au vidéoclub pour dénicher des films policiers. Elle voit _Fight Club_ de David Fincher, «un truc hors case qui m’a marquée». La culture «d’époque» de son père devient un peu sienne, Charles Bukowski qu’elle lit dès 15 ans, les Pink Floyd (la chanson _Wish you were here_ compose les premiers titres des textes d’_Alchimie de la douleur_), David Bowie aussi. La rock star est décédée le 10 janvier 2016, un mois avant la disparition de son père. Elle écrit: «Quand j’ai écouté son dernier album et les paroles de _Lazarus_, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à toi. Ça parle de sa propre mort, condamné par le cancer. Toi, tu étais condamné par ta propre émotion, tes propres pensées. _I’ll be free just like that bluebird,_ J’espère que c’est aussi ce que tu imaginais, perdre ton corps pour laisser à cet oiseau bleu enfermé dans ton cœur la chance de sortir et se dévoiler dans le monde invisible.» ## Coming out Manon Stutz a décroché un bachelor à l’école de cinéma de Lausanne. Réalise en 2023 avec Margaux Fazio (rencontrée durant ses études) _Tears come from above_, court métrage récompensé au Nikon Film Festival à Paris, histoire d’un homosexuel déporté à Auschwitz et dont le matricule 13013 lui portera chance puisqu’il survivra. Manon a publié en 2021 _Les Etoiles bohèmes_ qui parle d’une jeune femme que le coming out lesbien envoie dans la rue. «Je veux témoigner de la situation de ces femmes qui vivent au-dehors et subissent des violences sexuelles à répétition», dit-elle. Et elle tournera cet été avec Margaux Fazio un nouveau court métrage inspiré du roman de Robin Corminboeuf _Un été à M._ Décor: un champ de tabac de la campagne suisse, les ouvriers saisonniers et ce fils de paysan qui sur internet se lie en secret à un garçon. Lire aussi: Clap de fin pour le magazine queer «360°» Manon nous reparle de son père, de ce périple jusqu’à Marseille et Barcelone deux mois après l’enterrement. Dans un hôtel de la cité phocéenne, il est venu à elle pendant son sommeil, comme une apparition biblique dans la lumière. Il lui a juste dit que tout allait bien, qu’elle ne devait pas s’inquiéter. Elle se réveille, les joues trempées par les larmes. Elle dit qu’elle écrit aujourd’hui pour figer noir sur blanc des bribes qui la rendent fière d’avoir été sa fille, qui la font voyager dans son enfance, «dans la meilleure partie de ma vie». * * * ## Profil **1995:** Naissance à Lausanne. **2016:** Décès de son père. **2018:** Bachelor en réalisation cinématographique. **2023:** «Tears come from above», court métrage primé. **2024:** «Alchimie de la douleur» (Editions Torticolis et Frères). **Retrouvez** [tous les portraits du Temps](https://www.letemps.ch/dossiers/les-portraits-du-temps)