Maroc - LE TEMPS - Tous - 28/Jun 18:30

La valse à mille temps de la montre et du bitcoin

La cryptomonnaie et l’horlogerie partagent un même bassin: Neuchâtel. Il n’en fallait pas plus pour chercher tous les points communs entre les deux industries. L’événement Paradigme Bitcoin s’y est attelé vendredi à La Chaux-de-FondsL’histoire a ses raisons. La géographie aussi. Il se trouve que le canton de Neuchâtel est à l’épicentre de deux industries nées à plusieurs siècles d’écart, l’horlogerie et le bitcoin. De quoi motiver les organisateurs du deuxième colloque Paradigme Bitcoin, qui se tient de vendredi à samedi à La Chaux-de-Fonds, à adopter une position de principe: ces deux secteurs d’activité présentent des points communs. Toute la question reste de savoir lesquels.Le conférencier Jacques Favier, historien français spécialiste des monnaies, a lancé la journée de vendredi en ouvrant largement la réflexion. Laissant l’assistance sous le poids d’évidences librement empruntées à travers champs. La Réforme: horlogerie fille de huguenots, et bitcoin «protestantisme du bancaire». Le rhéteur grec Antiphon et Benjamin Franklin unis derrière l’adage «le temps c’est de l’argent». Lewis Carol et le lapin d’Alice, «toujours en retard», parce que la journée n’aura jamais «de 25e heure, comme il n’y aura pas un bitcoin de plus». Saint-Augustin et ses «gouttes» de ce temps dont nous avons tous la connaissance intuitive, mais que nous sommes incapables d’expliquer avec des mots.### Nouvelles technologies et archaïsmes Pour finir sur «la révolution horlogère du XIIIe siècle», quand les forgerons commencent à mettre le temps en pièces, point de départ «d’un assemblage de savoir-faire». Le vrai parallèle avec le bitcoin, également une révolution dans son genre, commence là: «Les deux se sont développés dans une communauté de savoir-faire qui impose des relations denses et une unité géographique compacte.» Autre point de contact: «Tous les processus révolutionnaires comportent un élément archaïque». Concernant l’horlogerie, c’est irréfutable, puisque le bloc technologique de base de la montre mécanique actuelle, le pendule horizontal, formé d’un ressort spiral et d’un balancier, remonte à près de 250 ans. Mais où se trouvent les archaïsmes du bitcoin? Jacques Favier en cite trois: «La référence à l’or, par exemple. Le fait aussi qu’il n’y ait qu’un nombre fini de bitcoins. Et par essence, l’invention date de 2008, mais elle est le résultat d’un assemblage de technologies plus anciennes, dont la cryptographie asymétrique, qui remonte à 1976.» Un scannage rapide de l’assistance donne un autre indice, culturel cette fois. Sans cravate ni costard, T-shirt, bermuda, sneakers. Pour Lionel Jeannerat, l’un des organisateurs de l’événement, la communauté bitcoin c’est avant tout un état d’esprit. Lui-même est historien de formation et le bitcoin lui a donné un moyen de gagner sa vie sans la perdre dans un bureau. Ce témoignage rappelle une nuance de taille: le colloque ne fait pas le pont avec l’horlogerie en général, les grandes marques et le luxe, mais avec les indépendants. Lire aussi: Le «halving» de Bitcoin fêté dignement à Neuchâtel ### Une communauté d’indépendants À l’image de Samuel Gillioz, 36 ans, créateur des montres Kauri à Genève, qui a participé à une table ronde vendredi. Un parcours exemplaire de l’état d’esprit évoqué par Lionel Jeannerat: il a quitté l’atelier des grandes complications de Vacheron Constantin pour se lancer seul, faire ses propres montres et prendre tous les risques. «Être indépendant, c’est une démarche de passionné. Nous n’avons pas vraiment de moyen marketing, pour exister, nous devons proposer une horlogerie de caractère, en partant d’une page blanche. Nous rêvons tous de succès, mais il y a très peu d’élus. Les grandes marques nous étouffent un peu.» Le monde Bitcoin est lui aussi rempli de mineurs indépendants qui cherchent à tirer leur épingle du jeu face à des structures puissantes. Et se regroupent parfois en coopératives pour maximiser leurs chances, car le minage est «proche d’une loterie», explique Fanis Michalakis, bitcoiner poète, intervenant à la même table ronde. La notion de temps est elle aussi omniprésente dans les deux activités. Le bitcoin fonctionne sur sa propre cadence, à raison d’un nouveau bloc toutes les dix minutes (un bloc sert à valider certaines transactions, assurant un gain au mineur qui en trouve le code, c’est l’objet de la «loterie»). «Toute la difficulté est d’avoir un temps commun», souligne Fanis Michalakis. Ce laps de dix minutes entre chaque bloc n’est pas une recherche de précision, mais un laps de temps qui «permet à tout le monde de se synchroniser». L’horlogerie, elle aussi, travaille sur son propre temps. Avec l’objectif de se rapprocher de la plus grande précision possible, mais surtout de maintenir la régularité, l’isochronisme. D’ailleurs, comme l’a pointé en introduction l’historien Jacques Favier, «à partir de la seconde à la dixième décimale, l’horlogerie perd sa place» et l’atome devient l’étalon. Quelque 500 chercheurs se sont d’ailleurs réunis à Neuchâtel du 25 au 27 juin pour redéfinir la seconde. ### Pas seulement une affaire de cash Une autre table ronde a tenté l’impossible en tentant de mettre à nu «Le moins commun des dénominateurs» (titre de la rencontre). Une approche très théorique consistant à démontrer qu’à travers sa fonction de base — échanger du cash électronique —, la technologie associée au bitcoin (la blockchain) pouvait servir d’autres usages. L’équivalent des «complications» en horlogerie, qui définissent tout ce qui indique autre chose que l’heure, la minute et la seconde. C’est ici la notion de «timestamping» qui est ressortie. Autrement dit, la preuve qu’un objet préexistait avant son inscription dans la blockchain. Pour l’horlogère Shona Taine, contrepartie dans cet exposé très technique, cela pourrait avoir l’avantage de faciliter la preuve de paternité d’un développement ou d’un design. Une approche soutenue par Christophe Saam, spécialiste de la propriété intellectuelle, dirigeant du cabinet P & TS à Neuchâtel, également intervenant à la table ronde: «Le timestamping rendrait les échanges beaucoup plus sûrs avec les grandes marques. Les horlogers [indépendants] sont souvent trop timides sur ce qu’ils font.» Finalement, le rapprochement le plus direct entre les deux mondes est peut-être celui que l’horloger Samuel Gillioz a évoqué vendredi, en début d’après-midi: «Un client qui avait gagné de l’argent grâce au bitcoin est venu me voir. Il cherchait une montre spéciale et m’a expliqué ce qu’est la cryptomonnaie. J’ai accepté d’être payé en bitcoin.» L’esprit communautaire a fait son travail depuis. D’autres bitcoiners sont venus lui passer commande. Lire aussi: Shona Taine: «Il y a un monde entre ce que je pense et la réalité»