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Où l’on découvre, ou redécouvre, l’épisode genevois de Violeta Parra et de son grand amour, le postier carougeois Gilbert Favre, mauvais mais charmant garçon qui fut aussi l’amant de l’écrivaine et prostituée Grisélidis Réal. Avant de s’envoler vers les Andes, notre journaliste plonge dans les archives de l’austère Journal de Genève pour comprendre l’enthousiasme suscité à l’époque par cette immense musicienne.Il y a trois ans, sur la terrasse du café du Grütli à Genève, un ami se lance, au milieu d’une discussion sur le patrimoine historique de notre cité, dans une digression qui allait m’expédier plusieurs semaines au Chili, bouleversant tous mes projets du moment. L’ami en question, Jean-Dominique , descendant de l’illustre Général Dufour, qui a justement donné son nom à la rue où se trouve le Grütli, me raconte qu’un jour, il y a longtemps, sa mère, une protestante de bonne famille, alléchée par un article élogieux du Journal de Genève, l’avait amené, enfant, à un concert de la chanteuse chilienne Violeta Parra au petit théâtre du Crève-Cœur, à Cologny.J’ignorais qui était Violeta Parra mais je n’allais pas tarder à comprendre que j’avais tort, car c’est une immense personnalité. Sur scène, poursuit mon ami, l’artiste et militante sud-américaine réinterprétait le folklore de son pays. Elle était accompagnée à la quena, cette flûte andine au timbre à la fois riche et caressant, par un Genevois en poncho nommé Gilbert Favre.### L’amour de sa vie *«On a fini chez nous avec les musiciens et la moitié du public autour d’un plat de spaghettis improvisé à minuit»*, se souvient-il. Mon interlocuteur s’amuse de mon ignorance: Violeta Parra, c’est l’autrice de la chanson *Gracias a la vida*, dont je connais évidemment la version de Joan Baez, reprise notamment par U2. Je ne savais pas qu’elle avait été écrite par une Chilienne. Et l’autre nom, Gilbert Favre, je l’entends aussi pour la première fois. Comment a-t-il pu accompagner une musicienne aussi connue, adoubée par Bob Dylan? Et d’ailleurs, que faisait-elle dans la cité de Calvin? *«Gilbert Favre était l’amour de sa vie! Et c’est peut-être à cause de lui qu’elle s’est suicidée. D’ailleurs, la chanson* Gracias a la vida *lui était dédiée, peu avant sa mort. Il suffit d’en chantonner les premières notes n’importe où en Amérique du Sud pour que votre voisin la reprenne en chœur.»* De retour chez moi, je me lance sans attendre dans des recherches. Je commence par retrouver l’article en question du *Journal de Genève*. C’est l’édition du 11 mars 1963, qui relate aussi un coup d’Etat en Syrie, un cambriolage chez un bijoutier du Quai des Bergues et des querelles politiques dans la France de Georges Pompidou. [«Un excellent spectacle»](https://www.letempsarchives.ch/page/JDG_1963_03_11/9/article/7373354/%22Violeta%20Parra%22): le vénérable journal ne se cassait pas la tête pour les titres. *«Violeta Parra a refusé les facilités de l’exotisme pour tenter de restituer, dans leur beauté originelle, les chants et les danses de son pays»*, écrit un certain P. B. à la page 9, à côté d’une brève où l’on apprend qu’un plâtrier-peintre savoyard a prétendu que les freins de sa voiture avaient lâché à la rue de Montchoisy, l’empêchant de respecter un stop, si bien qu’il a emboutit les voitures de deux honnêtes genevois, respectivement commerçant et opérateur de cinéma de leur état. ### Pas un mot sur Gilbert *«Souveraine maîtrise»* et *«merveilles de certains Cantos»*, *«ton délibérément intimiste»* et *«familiarité chaleureuse»,* P. B. est conquis et invite ses lecteurs et lectrices, comme la mère de Jean-Baptiste, à se précipiter à la prochaine représentation. Mais de Gilbert Favre, pas un mot dans cet article. Une page Wikipedia le présente comme *«clarinettiste et anthropologue»* et, en effet, *«grand amour»* de Violeta Parra. Une autobiographie inédite [sur un site qui lui est dédié](https://gringobandolero.ch/fr/gringo-favre-francais/) explique peut-être le silence du *Journal de Genève*: c’était un mauvais garçon! Un fils du vent, souvent dans le brouillard et porté sur les femmes. Je découvre ainsi que ce bonhomme a été l’amour d’une autre femme que j’admire, Grisélidis Réal, l’écrivaine, peintre et prostituée dont j’ai lu et relu la *Petite chronique des courtisanes* (éd. Bertil Galland, 1976)*.* Je tombe sur une émission de la RTS de 2003, deux ans avant la mort de Grisélidis Réal. Elle raconte avec humour Gilbert Favre, décédé, lui, cinq ans plus tôt. *«Il travaillait à la poste comme coursier, il avait une bicyclette jaune et distribuait le courrier. Certains jours, il arrivait un peu pété car il buvait des coups et me disait: “Oh, j’en ai eu marre, alors j’ai tout foutu dans le Rhône”»*. Il a été l’amant de Grisélidis Réal à Genève, à la fin des années 1950. Les femmes suisses n’avaient pas encore le droit de vote et celle-ci était encore loin de s’imaginer qu’elle allait se prostituer. *«On était plongés dans le jazz, dans l’amour, la poésie. On était très pauvres mais on s’en foutait.»* Une vie de bohème, forcément éphémère, comme le raconte celle qui a fasciné Nancy Huston qui lui a consacré une biographie, *Reine du réel*, en 2022. *«Il était très romantique,* poursuit Grisélidis Réal dans l’émission de la RTS, *jusqu’au jour où il n’y croyait plus... Alors je me suis suicidée chez lui. Il y a eu de la casse.»* ### Le Chili, ça te tente? Heureusement, ce suicide est raté. Gilbert Favre, lui, après avoir quitté Grisélidis Réal, tourne en rond dans une cellule de la prison de Saint-Antoine. Fauché un jour, fauché toujours: le trublion, alors âgé de 24 ans, peine à s’acquitter de sa taxe militaire. Derrière les barreaux, il rêve de rouler à moto jusqu’en Crète sur les traces de Zorba le Grec, ce personnage littéraire qu’il adule pour sa liberté exacerbée. Mais il ne tient pas droit sur un deux roues. A sa sortie, le hasard – ou la providence – veut qu’il croise un de ses amis qui lui dit: *«Mon prof, Jean-Christian Spähni, cherche un assistant pour l’accompagner dans le désert d’Atacama, au nord du Chili, ça te tente?»* C’est là que je me suis rendue compte qu’il fallait que moi aussi, je parte au Chili, et peut-être plus loin. Mais sur quelles traces, celles de Violeta Parra ou celles de Gilbert Favre? Je creuse d’abord sa piste à lui. Né en 1936, il porte toute sa vie le pullover troué et la nonchalance d’un Gaston Lagaffe. Il possède le bagout de cet anti-héros, la clope au bec en plus. D’origine valaisanne, Gilbert Favre est issu d’une famille pauvre. Il a grandi avec ses trois frères, sa mère et un père alcoolique dans un taudis avec des WC à l’étage qui gèlent en hiver. Il rêvasse au fond d’une classe à Carouge tandis que la Suisse traverse sans trop d’encombres la Deuxième Guerre mondiale. Ses aspirations de carrière flottent au niveau zéro. Il aide le boulanger à racler le four, porte des sacs de ciment pour gagner de quoi se payer un cours de clarinette ou une mousse avec ses copains. Au fil des interviews, ses compagnes seront toutes d’accord sur un point: ce garçon n’a jamais eu le sou en poche. ### Les 400 coups avec Poussin Je découvre une connaissance commune, le dessinateur et auteur de BD Gérald Poussin. En janvier dernier, je file le voir, dans sa cuisine à Carouge. *«On a fait les 400 coups, gamins. On trouvait toujours 20 centimes pour jouer ensemble au flipper. Il faisait rire les clients du bar. Gilbert Favre c’était le bon gars qui saluait tout le monde dans la rue. A son enterrement, ses amis ont joué de la musique bolivienne dans l’église de Russin. Quelle ambiance! J’ai réalisé sa pierre tombale en forme de flipper avec des étoiles: il adorait l’astronomie.»* Je rassemble des pièces du puzzle sur Internet avant de me lancer dans une recherche approfondie. Le jeune baroudeur accepte, évidemment, d’accompagner l’archéologue suisse, spécialiste des populations amérindiennes des Andes. Spähni et son jeune collaborateur traversent l’océan à bord d’un paquebot yougoslave puis la cordillère des Andes en train. Les voilà chargés comme des mulets au milieu d’étendues rocheuses et de lagunes minérales colorées. Au loin, le volcan Licancabur, montagne sacrée des Indiens atacameños, leur sert de repère. La cime de son cône atteint les 6000 mètres. ### Traversée du désert Tel un saltimbanque, Gilbert a emporté sa clarinette. Au cas où il pourrait faire valser les étoiles de ce ciel dégagé. Il participe aux fouilles archéologiques sans rien connaître des caravanes de lamas qui sillonnaient le désert et encore moins la culture aymara. Il époussette les momies mais après quatre mois, il se lasse d’entasser des squelettes et d’avaler de la poussière dans un cagnard sans nom. Sa came à lui, c’est la musique. Il a appris à jouer de la clarinette au Conservatoire de Genève avant de découvrir le jazz. Fini le cloisonnement des partitions, son âme libre, vagabonde avec les notes du trompettiste Charlie Parker qu’il écoute en boucle. Il se met une nouvelle idée en tête: découvrir la musique chilienne. Dans cet élan, il démissionne. Durant quatre jours, il traverse, langue pendue, l’un des déserts les plus arides du monde. Il n’a pas de boussole mais bon, ce n’est pas compliqué: le pays fait 4300 km de long. D’un côté, il y a la cordillère des Andes et de l’autre, la mer. Il estime ainsi qu’au bout de son doigt se trouve la capitale: Santiago. Personne. Il ne croise personne. Dire que les scientifiques pensent que la terre est trop peuplée. Il pouffe. Il manque de peu de mourir de soif et de faim avant de tomber semi-inconscient sur un camion qui pile les freins. Sa bonne étoile l’a guidé vers le salut. ### Voir des fantômes *«La route est droite et monotone, laissant traîner un nuage de poussière derrière nous. Le goudron n'ayant pas encore fait son apparition dans cette région, pourtant on l'appelait quand même la Pan Américaine*, raconte-t-il dans [son autobiographie jamais publiée](https://gringobandolero.ch/fr/autobiographie/). *Le voyage était long, on ne parlait pas, sauf de temps en temps pour se situer et calculer le nombre de kilomètres jusqu'au prochain village. La première nuit, je vis le guide qui, je le sus plus tard, était le propriétaire du camion, s'affoler en regardant dans l'obscurité. Il avait vraiment une peur terrible et me montrait des choses que je ne voyais pas, à part quelques renards qui s’éclipsaient rapidement devant les phares du camion. Je demandais au chauffeur qu'est-ce qu'il avait. Il me répondit en haussant les épaules ‘Oh, il voit des fantômes partout, faut pas faire attention’.»* Le hasard veut qu’il débarque à Santiago le jour de l’anniversaire de Violeta Parra, poétesse, artiste, militante, féministe et animatrice d’une très écoutée émission de radio. Des étudiants lui avaient conseillé de rencontrer cette folkloriste. Elle avait sillonné la campagne de son pays pour recopier plus de 3000 chansons populaires en voie d’extinction. * Te fâche pas, je t'emmène un Gringo, dit la femme qui amène Gilbert chez Violeta. C’est lui qui continue le récit. * C'était une toute petite pièce, à gauche un piano droit était appuyé contre le mur, et derrière la porte un grand lit, et assise, mais sous les couvertures, une femme impressionnante, des cheveux longs noirs, un visage piqué par la vérole, des yeux perçants et très mobiles et enfin, à ses pieds, (...) une vasque de vin de cinq litres (...). C'était le jour de son anniversaire. Je trouvais ça assez curieux et je demandais à Violeta * Mais vous ne participez pas ? Elle me répondit d'un ton sec: * Non les fêtes ça m'emmerde. Elle chasse les autres invités, lui sert et ressert du vin, joue du piano, lui parle de tout et lui saute dessus. Quel chouette cadeau, doit se dire cette mère célibataire de trois enfants. Un beau gringo de 19 ans son cadet, disposé à tout apprendre d’elle. Merci la vie! Deux âmes sœurs viennent de se trouver sur Terre. Comme lui, elle n’a jamais eu un sou en poche. Comme lui, elle impose sa liberté à la société raciste et classiste qu’est celle du Chili. Après quelques semaines, elle lui lance, amusée: * Mon Gilbert, si tu veux bien faire les choses ici, il faut que tu demandes ma main à l’homme de la famille. Elle montre son fils, Ángel Parra. L’adolescent rougit et s’empresse d’adouber leur amour. Quant à moi, me voilà dans le vol long-courrier d’Air France pour Santiago.
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