Maroc - LE TEMPS - Tous - 23/Aug 19:34

Jean Liermier, directeur du Théâtre de Carouge: «Nous avons besoin de rire pour faire face à nos catastrophes»

A la tête de la grande maison romande, le metteur en scène propose une saison aussi brillante que légère, où se succèdent Yasmina Reza, Stephan Eicher, François Gremaud. Paroles d’un obsédé du jeuMarivaux, Coline Serreau, Yasmina Reza, François Gremaud, Stephan Eicher, mais aussi, dès jeudi, la légendaire Lucinda Childs, cette artiste qui écrit l’histoire de la danse… La nouvelle saison du Théâtre de Carouge est une fête allègre et intelligente, comme s’il s’agissait, le temps d’une représentation, d’exorciser l’effroi des temps. Cette illusion comique, Jean Liermier la revendique à la tête de l’institution genevoise. Et le public, qui afflue comme nulle part ailleurs en Suisse romande, plébiscite.Comment expliquer un tel engouement, 58 870 spectateurs la saison passée mais aussi 5000 abonnés, ce qui est considérable? La force d’entraînement d’auteurs consacrés? Certes. Mais ils ne suffiraient pas à emporter l’adhésion s’ils n’étaient pas servis par des interprètes aiguisés. Depuis 2008, année où il succède à François Rochaix, Jean Liermier affiche son obsession: le jeu, rien que le jeu et le texte. Ecoutez-le décrire sa martingale.**Le Temps: Vous lancez votre saison jeudi prochain avec «Four New Works», nouvelle création de la chorégraphe américaine Lucinda Childs, qui fera l’ouverture du festival La Bâtie. Que représente pour vous ce grand rendez-vous de la rentrée?** **Jean Liermier:** Une aubaine magnifique. Avec Claude Ratzé, qui dirige le festival, nous avons à cœur de proposer des spectacles qui sont des contrepoints à la programmation de la saison. Cette vision permet aux festivaliers qui ne la fréquenteraient pas de découvrir notre maison et à notre public de se frotter à des esthétiques qui ne lui sont pas forcément familières. Voir Lucinda Childs sur scène est un privilège qui peut marquer une vie. **La légèreté est le maître mot de la saison. Pourquoi?** Parce que nous en avons besoin! J’observe que le monde est déchiré, j’éprouve les angoisses qui sont les nôtres, je sens une inquiétude croissante. Devant cet état, j’ai voulu me positionner. Il y a des moments où il faut qu’on se secoue collectivement, d’autres où il faut se tendre la main. C’est ce que j’ai voulu faire à travers cette saison. **Mais le théâtre n’est-il pas là aussi pour alerter, mobiliser?** Quand Alain Françon – un seigneur de la scène française – s’empare des _Fausses confidences_ de Marivaux ou quand François Morel monte _Art_ de Yasmina Reza, ils ne lustrent pas seulement des ressorts comiques. Ils révèlent la profondeur de champ de ces œuvres. Ils nous invitent à rire de nous-mêmes, de cette étrange bestiole humaine. Je ne fais pas l’autruche, je sais ce que nous vivons, mais j’essaie d’apporter une autre respiration.  **Vous monterez fin novembre «La Crise» de l’autrice et cinéaste Coline Serreau. Qu’est-ce qui vous a attiré vers ce texte qui a d’abord été un film à succès?** La force d’un rire lucide qui affronte les malheurs d’une société où dominent le chômage, la peur de l’autre, la malbouffe. Le jour où j’ai dû annoncer à mes comédiens et comédiennes que nous annulions les représentations de _La Fausse Suivante_ à cause du covid, je les ai réunis au foyer de La Cuisine, notre théâtre provisoire pendant qu’on reconstruisait celui-ci. Nous étions tous abattus, raison pour laquelle j’ai ouvert une bouteille de champagne. Nous nous sommes alors raconté nos catastrophes et notre conversation est devenue joyeuse. C’est cette gaieté combative qui me touche chez Coline Serreau. **Depuis votre prise de fonction en 2008, vos priorités ont-elles changé?** Non. Je suis fidèle à un idéal de théâtre. Nous ne programmons que huit spectacles, ce qui est très peu par rapport à d’autres, mais nous privilégions les longues séries de représentations, jusqu’à deux mois selon les pièces. C’est une approche devenue rare, mais elle est fondamentale pour les comédiens qui sont assurés de contrats plus longs qu’ailleurs et qui peuvent ainsi approfondir un rôle, perfectionner en somme leur instrument. Le bouche-à-oreille a le temps de faire son œuvre et le public de venir. **Comment expliquez-vous que l’abonnement marche si fort à Carouge?** Il y a une identification forte à notre théâtre et cet attachement au long cours est sans prix. Ce que nous constatons aussi, c’est que des spectateurs venus pour un ou deux spectacles s’abonnent la saison suivante. Ils n’aiment pas tout, nous recevons parfois des mails fâchés ou déçus, mais ils adhèrent globalement. Nous venons de dépasser la barre des 5000 abonnements, soit déjà plus que l’an passé. L’objectif, c’est de dépasser les 60 000 spectateurs sur une saison.  **Vous n’êtes jamais rassasié…** Notre réussite actuelle profite à tous les théâtres romands. Nous faisons partie d’un paysage dans lequel chaque scène a sa personnalité. Nous défendons un théâtre de répertoire, Vidy a une vision plus politique, la Comédie est plus éclectique, etc. Aucune offre ne nuit à l’autre. La diversité est source d’enthousiasme pour le public. **Quand vous vous retournez sur vos seize ans de mandat, qu’éprouvez-vous?** Ça a passé très vite! Cette longévité est une chance. Si je n’avais eu droit qu’à trois mandats, il n’y aurait pas eu de nouveau théâtre, du moins pas dans ces délais. Il a fallu porter le projet avec une certaine dose d’inconscience à l’époque, le défendre devant une population qui s’est prononcée dans les urnes en sa faveur, imaginer un théâtre provisoire, La Cuisine. Tout cela s’est fait parce que nous avions du temps devant nous. **Jamais de lassitude?** C’est une question que je me suis posée et la réponse aujourd’hui est claire: je me sens comme le marin sur l’océan, tout change en permanence autour de nous, certains moments sont épuisants, d’autres grisants. Mais l’essentiel est d’épouser la vague, de ne pas perdre le sens de la légèreté, tout en s’ancrant. J’aime l’équipage de cette maison, notre équipe si diverse par ses personnalités, mais qui forme une troupe. J’ai toujours aspiré à diriger un lieu comme je mets en scène: ce qui compte, c’est le ravissement du soir. * * * **Renseignements:** [Theatredecarouge.ch](https://theatredecarouge.ch/)