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Maroc Maroc - LE TEMPS - Tous - 23/Sep 07:14

Sacrifiées

À l’opéra comme dans la littérature, les femmes se sont longtemps sacrifiées par amour. Les hommes non. C’est qu’elles étaient soumises à la valeur héroïque de l’homme et n’avaient rien d’autre à offrir qu’elles-mêmesFondateur de l’alliance entre l’humanité et le divin, le sacrifice est, aux origines, un pacte qui encadre l’échange du don terrestre et du contre-don de la faveur céleste. Si les religions ont progressivement déserté la pratique du sacrifice, celle-ci a trouvé à l’opéra, à travers des récits profanes, un moyen d’exprimer la double puissance du désir mû par l’idéal ou par l’amour, et du renoncement, un contraste singulièrement adapté à l’énonciation et la dramaturgie lyriques. N’avoir que soi à donner La dynamique sacrificielle se met en place dès les débuts de l’histoire de l’opéra, mais avec un échec dont l’ombre a porté sur les créations suivantes. Dans l’Orfeo de Monteverdi, le héros éponyme doit faire le sacrifice de son orgueil pour arracher Eurydice des Enfers. Se croyant au-dessus des consignes divines, le musicien brise le pacte en refusant de remplir la volonté des dieux. Son incapacité à sacrifier son orgueil – et partant son être de héros – pour l’aimée marque le point de départ d’une longue lignée de personnages masculins qui ne se sacrifieront que pour leur idéal. Partant les rôles sont distribués selon une logique patriarcale qui éclaire ce non-sacrifice originel : mourant pour un idéal, l’homme ne se soumet à aucune puissance, il la défie. Dans ce dispositif, les femmes sont soumises à la valeur héroïque de l’homme et ne jouent qu’un rôle agentiel : Liù se sacrifie pour que Calaf puisse triompher de Turandot en l’épousant, Iphigénie est sacrifiée par Agamemnon pour que les vents soient favorables, enfin, en négatif de ces sacrifices aux aboutissements présentés comme souhaitables, Médée sacrifie ses enfants pour rompre le lien avec Jason, se libérant et le libérant d’une alliance qu’aucun des deux ne souhaite plus, on y reviendra. On peut toutefois tirer un premier enseignement de l’histoire de Médée : elle choisit ses enfants, finalement c’est un peu d’elle-même qu’elle sacrifie. En effet, dans bien des cas la femme ne possède qu’elle-même, quand elle n’est pas à la merci du droit de vie ou de mort du pater familias. Pour elle pas de cause à sacrifier, pas de royaume auquel renoncer, elle ne vaut que sa propre vie alors que l’homme est toujours plus que lui-même. > La femme ne possède qu’elle-même. Pour elle pas de cause à sacrifier, pas de royaume auquel renoncer. Comparons ici deux sacrifices antiques : Iphigénie et Idamante. Dans Iphigénie en Aulide, de Gluck, comme dans Idomeneo, de Mozart, les pères sont déchirés à l’idée de sacrifier leur progéniture, mais leur décision finale est radicalement différente : Iphigénie sera conduite à l’holocauste, alors qu’Idomenée est prêt à tous les subterfuges pour éviter le sacrifice du fils. Iphigénie n’est finalement que la fille aimée, alors qu’Idamante est déjà la continuité dynastique. On pourrait dire ici que le genre informe l’action : dans Iphigénie en Aulide, la hiérarchie entre Agamemnon et Iphigénie est fixe et ne peut être renversée, car les fonctions masculines (commandement politique et militaire) ne peuvent être transférée à un être féminin, qui n’a rien d’autre à offrir que sa personne. Dans Idomeneo, le sacrifice promis par le roi de Crète est aménageable puisqu’Idamante et son père peuvent échanger des valeurs : le sacrifice du fils pour la paix politique du royaume paternel peut se muer en sacrifice politique du père pour la paix politique du royaume devenu celui du fils. Côté masculin il y a monnaie d’échange et valeur, le genre est dominant parce qu’il est riche, alors qu’au féminin la seule valeur est celle de l’existence, le sacrifice n’est donc pas aménageable, et la dominée se doit tout entière à la raison du plus fort. Car elle n’a que cela à offrir. ### Parce que c’était lui Le sacrifice au masculin est plus souvent un risque devenu réalité au service d’une cause transcendant la condition humaine. En défiant son père le roi Philippe II en faveur de la liberté des Flandres, Don Carlos (dans l’opéra éponyme de Verdi) s’expose à la vengeance du Saint-Office. Il revendique de mourir par idéal, même si c’est son ami Posa qui mourra en scène pour la cause et pour son ami ! Car si les hommes ne perdent pas la vie pour leurs amours, ils se sacrifient volontiers pour l’ami, alors que dans le couple le masculin n’est jamais sacrifié au profit du féminin. Comment expliquer cette dichotomie ? On formulera l’hypothèse que l’ami est par définition un alter ego intéressé à la chose publique, là où la fiancée, l’amante ou l’épouse sont essentiellement des adjuvantes et le couple le lieu dépolitisé de la régénération du héros. Le sacrifice de la femme pour l’homme tend donc à souligner l’héroïsme de celui qui survit car sa nouvelle solitude lui permet d’achever sa quête en affrontant l’obstacle final. À ce titre, l’exemple de Médée est singulièrement intéressant : Jason ne peut accomplir son destin de héros victorieux – régner sur une cité – puisque Médée a trahi le royaume de son père, les condamnant à une vie d’exilés. En rompant le lien elle l’émancipe de cette condition et le rend disponible à la gloire. Il faut sortir progressivement du post-romantisme pour que les logiques se subvertissent. Un des premiers coups de boutoir est inattendu : dans La Fanciulla del West de Giacomo Puccini, la pendaison – avortée – de Dick Johnson a certes tout de la tradition de l’opéra à sauvetage, mais le discours tenu par le bandit au moment de mourir lui donne une coloration sacrificielle. En effet, le ténor y chante son désir que Minnie le croie enfui vers d’autres cieux : il renonce à l’amour posthume de Minnie pour lui éviter les douleurs du deuil, plus encore il évite à Minnie la déception de vivre parmi des assassins, offrant à ses bourreaux une caution morale. Ici le pacte conclu est double : il s’agit de préserver Minnie, mais aussi la cohésion de la communauté des chercheurs d’or. Puccini et ses librettistes articulent vie amoureuse et chose publique, restituant le couple et la femme à la complexité politique. Finalement, Minnie sauvera Dick Johnson et plus encore les mineurs de leur propre infamie. Elle oppose ainsi à l’autorité violente du shérif Jack Rance, qui attise les désirs de vengeance – dont le seul antidote est le sacrifice –, un ordre social fondé sur la justice et la générosité, rendant caduque la nécessité du sacrifice. ### Une aporie politique ? Le XXe siècle se détourne de la logique sacrificielle, désormais on peut mourir pour rien et surtout sans pacte, se suicider ignoré de celle qu’on aime (Narraboth se suicidant face à Salomé, chez Richard Strauss), ou sans idéal et par accident (Wozzeck d’Alban Berg). Pour qui meurt Mélisande ? Nul ne le sait. Et même politiquement, Guercœur fait le chemin inverse, dans l’opéra éponyme d’Albéric Magnard : par amour et par ambition politique il fait tout pour revenir à la vie… au prix d’une déception dont il ne se remettra pas, qui n’engendre que résignation et non sacrifice. À l’ère des grandes mésaventures collectives, les destins s’articulent les uns aux autres mais ne se déploient plus dans l’individualité remettant en cause un des présupposés sacrificiels : la mise à mort de l’un au profit de l’autre ou de la société. Dès lors, dépasser la structure genrée du sacrifice, aboutir à l’émancipation des femmes ne signifie pas obtenir des hommes qu’ils puissent mourir politiquement et amoureusement pour une femme. Au contraire, il s’agit de sortir de la logique du sacrifice même, qui implique toujours la hiérarchisation d’une des deux parties – celle qui vaut qu’on meure pour elle –, pour entrer avec humilité dans une ère où le politique ne se joue plus au tranchant d’une lame, mais dans le nuancier complexe du débat pluriel, où le seul sacrifice à consentir est celui de son orgueil. Dans l’Orestie, Iannis Xenakis explore cette voie nuancée et inédite. Prisonniers d’une malédiction mortelle, les Atrides sont condamnés à verser le sang, et à chaque génération un individu est conduit à se sacrifier pour être l’instrument de la vengeance. Quand vient le tour d’Oreste, celui-ci sait qu’il sera aussi l’objet de la haine des Érinyes s’il commet le matricide. Sa vengeance est un acte sacrificiel,w puisqu’il renonce ainsi à une vie paisible. Mais quand vient l’heure du châtiment, Athéna décide d’enrayer le processus infernal et substitue à la victoire d’un camp sur l’autre la quête de justice et la pacification du jugement de la société, renvoyant ainsi le sacrifice à une pratique d’un autre temps, où le combat pour la liberté et le défi lancé à l’oppression totalitaire le rendaient nécessaire. Toutefois, si le sacrifice devient inutile avec l’avènement d’un ordre fondé sur la justice, il peut, au moment où les libertés sont à nouveau sacrifiées, redevenir un acte de résistance suprême. > Dans l’Orestie, Iannis Xenakis explore cette voie nuancée et inédite. Prisonniers d’une malédiction mortelle, les Atrides sont condamnés à verser le sang, et à chaque génération un individu est conduit à se sacrifier pour être l’instrument de la vengeance. * * * Rédacteur en chef de la revue Avant-Scène Opéra, **Jules Cavalié** a étudié la musique et la musicologie à Londres (University of London) et Paris (CNSMDP, CRR 93). Ses recherches portent sur les circulations d’artistes à la Belle Époque, notamment les présences italiennes à Paris dans le cadre des créations parisiennes des opéras de Puccini. * * * _**Tristan & Isolde**_ au Grand Théâtre de Genève Du 15 au 27 septembre 2024 [www.gtg.ch/tristan-isolde](https://www.gtg.ch/saison-24-25/tristan-isolde/?utm_source=letemps&utm_medium=gtm&utm_campaign=2425_tristan-isolde_gtg_ltm) [Billetterie](https://billetterie.gtg.ch/selection/event/date?productId=10229166760137&utm_source=letemps&utm_medium=gtm&utm_campaign=2425_tristan-isolde_ltm) _**La Clémence de Titus**_ au Grand Théâtre de Genève Du 16 au 29 octobre 2024 [www.gtg.ch/la-clemence-de-titus](https://www.gtg.ch/saison-24-25/la-clemence-de-titus/?utm_source=letemps&utm_medium=gtm&utm_campaign=2425_clemence-titus_gtg_ltm) [Billetterie](https://billetterie.gtg.ch/selection/event/date?productId=10229166760139&utm_source=letemps&utm_medium=gtm&utm_campaign=2425_clemence-titus_ltm)

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