Après un premier séjour dans le Donbass en 2015, Wassyl rentre à Paris pour mettre de l’argent de côté. Ses amis sont médusés de le voir...
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Le rôle préféré du baryton ukrainien Wassyl Slipak, c’était Méphistophélès, le prince des enfers dans La Damnation de Faust. Ce chanteur étonne la France, puis s'en va en guerre. Après le velours de l’Opéra de Paris, il se retrouve dans la boue des tranchées du Donbass, pour tenter de sauver son pays de l’invasion russe qui commence en 2014. Il va y mourir en 2016 sous les balles d’un sniper. Au hasard d'une rencontre chez un marchand de café à Paris, la journaliste Elisa Mignot est partie sur les traces de ce fantôme de l’opéra. Des mois d'enquête pour tenter de comprendre comment fonctionne la machine à fabriquer des mythes.Les champs baignent dans une lumière de fin de journée. L’été vient tout juste de commencer. Le petit groupe se fraye un chemin dans les bosquets et les hautes herbes. Des coquelicots éclatent çà et là. C’est la saison. Leur rouge sang ne les inquiète pas, ils ne savent pas ce qui les attend. L’après-midi a été plutôt paisible au QG. Nettoyage des armes, vaisselle, ménage, inspection des roquettes. Ils ont même eu du vrai café. Un vent chaud souffle, ils suent sous leur casque, les arbres se balancent doucement laissant traîner leurs ombres. Tacatacatac.Une rafale déchire le tableau. Puis d’autres. Les fumées noires déteignent dans le ciel qui était bleu. Leurs corps tombent lourdement puis rampent, les uns derrière les autres dans un ballet terrien aimanté au sol. Quelqu’un riposte. Qui est-ce? Fish? Bull? Snake? Myth? Ils se lèvent et entament une course chahutée dans ces herbes inoffensives il y a encore quelques instants. Les voilà qui s’élancent dans les ornières laissées par un tracteur ce matin, ou peut-être était-ce hier. Des agriculteurs ont déjà commencé la moisson. Les armes frappent la toile des uniformes. ### Ils ne les pensaient pas si près Halètements, frottements, halètements. Ils se réfugient derrière une butte et restent un moment, blottis tout contre cette terre qu’ils sont là pour défendre au prix de leur vie. Les gerbes de tchernoziom – l’humus noir et suave typique de la campagne ukrainienne – volent quand une balle ennemie vient se ficher dans le sol. Un bataillon pro-russe est à quelques centaines de mètres. Ils ne les pensaient pas si près. Pourquoi n’ont-ils rien dit dans ces putains de talkie-walkies? L’air est lourd de leurs mots étouffés et du cliquetis métallique des armes qu’ils rechargent. C’est étrange, cette impression d’être dans du coton, ou peut-être dans l’eau. Au combat, tout semble plus rapide et ralenti à la fois. Et puis, un cri. Ou plutôt un râle, rauque. Les regards se tournent vers le corps qui s’effondre et roule sur le chemin poussiéreux. Trois silhouettes se précipitent, les autres se rabattent pour les couvrir en formant une sorte de carapace de tortue. Le groupe se replie. Il y a un «300», un blessé. C’est Myth. ### «Qui a un couteau?» Nous sommes le 29 juin 2016, dans l’Est du Donbass, Wassyl Slipak va mourir. Fish prend son pouls, le cœur bat encore. Wassyl est conscient. Au milieu du grésillement de leurs radios, on l’entend dire très doucement: *«Je me dissous en toi et je vivrai pour toujours»*. Le début d’une prière bien connue des patriotes ukrainiens. Et d’un coup, il mord atrocement sa langue. *«Aidez-moi! Qui a un couteau? Un couteau!»*. Le massage cardiaque dure un moment. *«Respire, respire mon frère!»*. Mais Wassyl expire dans son costume camouflage et son barda, ses frères d’armes autour de lui. Le soleil poursuit sa course dans les champs mordorés. Les coquelicots dodelinent, indifférents. Wassyl avait 41 ans. C’était sa troisième fois sur le front de cette guerre méconnue qui déchire l’Ukraine depuis 2014. Quelques jours auparavant, il était arrivé de Paris. Il n’en parlait pas mais tout le monde savait qui il était, c’était dans les journaux et à la télé: Wassyl Slipak, enfant du pays et chanteur d’opéra à l’aura internationale. Il avait tout quitté en France – sa vie, sa carrière, son confort – où il vivait depuis 20 ans pour prendre les armes et tenter de sauver son pays de l’invasion russe. Dans le bataillon, personne ne l’appelait Wassyl Slipak, il était Myth, pour Méphistophélès. Un nom de guerre que le baryton s’était choisi en souvenir d’un rôle qu’il avait chéri, celui de prince des enfers. Myth est mort. Il y a un «200». \* Paris, deux ans plus tard, station de métro Jourdain. En franchissant le pas de la porte, elle agrippe les narines, l’odeur si particulière des grains torréfiés tout juste moulus. Gaston est derrière le comptoir. Il porte un tablier et des favoris qui habillent étonnamment son visage doux et carré. La devanture en lettres dorées annonce «Maison familiale depuis 1955, mouture sur mesure». Jusqu’à son patronyme, Gaston-Hugues Berthier – mais on l’appelle Gaston tout court – est parfait dans le décor au charme désuet. Les sacs en toile de jute, les étagères patinées, la collection de cafetières, les compartiments en bois pour les cafés du Rwanda, d’Indonésie ou du Costa-Rica, la corpulente machine à torréfier vert bouteille, tout y est. ### Odessa, mais pas la ville Gaston a hérité la brûlerie de son père en 2006. Depuis, il y vend du café mais aussi du thé dans de belles boîtes en métal quasi rivetées au temps de la Chine impériale. Elles sont tout là-haut, près du plafond. Mon regard se pose sur un thé appelé «Odessa». * Vous connaissez?, demande-t-il, affable, toujours prêt à aider le chaland hésitant. * Non, mais j’aimerais beaucoup y aller. Il parlait du thé, pas de la ville ukrainienne sur la mer Noire. Il me sourit et déverse les feuilles du thé fumé et fruité qui ne vient pas du tout d’Ukraine. On commence à discuter de ce pays aux frontières de l’Europe que l’on connaît un peu tous les deux pour y être allés, lui pour de longues vacances, moi pour des reportages. Son timbre nasal, cette façon qu’il a de choisir les mots, de dérouler ses phrases, comme si tout était grave et important, est assez intrigant. Drôle de conteur. On a envie de s’asseoir là, sur un sac en toile de jute, et de l’écouter deviser voyages, cafés et littérature – ce qu’il fait très bien. ### Combattant en queue de pie Rapidement, la conversation prend une tournure inattendue. Gaston demande s’il peut me parler d’un ami à lui, un Ukrainien. Peut-être que je le connais? Sur un ordinateur blanc détonnant dans le décor, il fait défiler des vidéos. Sur certaines, on voit un homme, très grand, impressionnant même, en tenue militaire, le crâne rasé avec une longue mèche châtain qui lui tombe sur le front. Adossé à un mur en brique, il nettoie son arme et la charge consciencieusement, balle après balle en fredonnant. Il a l’air de raconter son quotidien de mitrailleur à ce qui est sans doute une chaîne de télévision ukrainienne. Gaston me montre une autre vidéo: un homme en queue de pie noir avec un fin collier de barbe, les cheveux gominés plaqués en arrière, sur une scène au milieu d’un orchestre. Comme habité, il entonne à gorge déployée un air d’opéra que je ne connais pas. Les images se superposent: la mèche et la gomina, le keffieh et le col amidonné, l’arme et la voix. Serait-ce le même homme? On a du mal à le croire... Mais ce regard clair, ces lèvres charnues, ce long nez droit, cette stature. * C’était mon ami Wassyl, il est mort dans le Donbass. Depuis que j’ai acheté ce thé, je cherche Wassyl. Pas son corps, lui a été enterré sur les collines de Lviv, sa ville natale dans l’ouest de l’Ukraine, lors de funérailles accompagnées par des milliers d’admirateurs. Il venait de recevoir une décoration posthume, la médaille du courage attribuée par le président Petro Porochenko. Il sera ensuite officiellement désigné «Héros de l’Ukraine». ### Sacrifice inutile Trois ans plus tard, un autre président ukrainien, celui que tout le monde connaît désormais, Volodymyr Zelensky, le citera en exemple. On est en septembre 2019 et Zelensky prononce son premier discours à la tribune de l’ONU à New York. Il essaye d’alerter sur la guerre méconnue qui ronge son pays. Il parle de la bravoure de Wassyl Slipak, de la perte de celui qui était *«l’un des meilleurs barytons et contre-ténors du monde»*. Mais l’invasion à grande échelle – comme on appelle cette guerre qui a commencé en février 2022 –, n’a pas encore éclaté et le président ukrainien prêche dans le désert. Le récit du sacrifice de ce chanteur d’opéra n’y changera rien. Depuis, les corps de dizaines de milliers de héros se sont amoncelés. Et moi, je cherche toujours Wassyl. Enfin, le chemin qu’il a emprunté jusqu’à ce coteau où il a été fauché par la balle d’un sniper russe ou pro-russe, un jour de juin 2016 où il faisait chaud. Cette quête a commencé en 2018... Ce que vous allez lire n’est d’ailleurs pas toujours rangé dans l’ordre chronologique, disons plutôt que c’est l’ordre qui m’est paru le plus logique. Pour comprendre qui était cet homme et peut-être, surtout, qui il est devenu. \* Avril 2024. Wassyl, je suis enfin à Lviv, chez toi. Enfin ton autre chez toi. Cela fait plus de cinq ans que j’ai poussé la porte de la brûlerie de Gaston à Paris. Je tarde, je sais. Ces derniers mois, il m’est arrivé d’avoir l’impression de te croiser dans les rues et de te voir me jeter un regard noir car je te délaissais. Douce paranoïa. Mon obsession m’inquiète un peu parfois, mais moins que la guerre qui s’est déclenchée dans ton pays. ### Les morts, les crimes, la haine Le 24 février 2022, les chars russes étaient aux portes de Kyiv. Ce que tu redoutais tant et ce contre quoi tu t’es battu est advenu. Votre immense voisin russe ne s’est plus contenté d’avoir annexé la Crimée et accaparé le Donbass, il a voulu envahir toute l’Ukraine. Ton pays entier est jeté dans la guerre, concassé dans cette réalité: les morts, les crimes, les traumas, les bombardements, les alarmes anti-aériennes, les coupures d’électricité, la haine, l’incompréhension, l’impossibilité de penser à demain et puis, le quotidien malgré tout. Ce grand mélange douloureux est devenu la normalité de toutes celles et ceux que tu as connus ici. Pour quelques jours, je suis dans la ville où tu as passé ta jeunesse. Je voudrais savoir comment tu as grandi, quelles graines ont été plantées ici. Si Lviv est dans l’Ouest, éloignée du front et des combats, elle vit, comme toute l’Ukraine, au rythme des sirènes. Des sacs de sable protègent ses bâtiments et ses statues. Le beau cimetière Lytchakiv a dû déborder de ses murs pour accueillir des centaines de tombes fraîches et déchirantes. ### Plaques commémoratives Ce matin, j’ai rendez-vous dans ton école. C’est un grand bâtiment, dans un quartier éloigné du centre, au milieu de petites barres d’immeubles. Dans les années 80, c’était plus vert et sauvage, marécageux même. Juste en face, il y a une piste de course. As-tu couru dessus? Sur le fronton de l’école, une plaque commémorative en marbre dit que tu es mort pour l’Ukraine et que tu lui as offert ton talent. Elle ajoute que tu es un exemple pour les générations à venir. A gauche, une plus petite plaque en laiton, celle d’un ancien élève aussi, Ivan, né 17 ans après toi. Il est mort sur le front en 2022, dans cette guerre qui a pris le relais de la tienne. **Prochain épisode:** *L’ange fragile qui tentait de chanter avant d’apprendre à parler*
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