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Maroc Maroc - HEIDI.HIDORA.COM - A La Une - 13/Jul 04:00

La science comme une fable de La Fontaine

Comment parler de sciences dans la presse? La très élogieuse réception médiatique d'un essai intitulé La Survie des médiocres, du philosophe Daniel Milo, a provoqué la fureur des chercheurs en sciences de l'évolution, qui y voient une attaque insensée contre Darwin et son héritage. Une querelle qui pose d'intéressantes questions, pour notre chef d'édition Yvan Pandelé.La girafe est un animal cocasse. Avec ses pattes et son cou démesurés, qu’on croirait issus des croquis d’un dessinateur facétieux, elle n’a eu de cesse de fasciner les enfants et les naturalistes, qui sont aussi de grands enfants. Mais cette silhouette élancée a une contrepartie: lorsqu’il vient au monde, le girafon, 40 à 80 kilos déjà, commence sa vie en chutant de deux mètres de haut. Une fois sur deux, il n’y survivrait pas.Qui a dit que la nature faisait les choses au mieux?Tel est l’exemple introductif du dernier essai du philosophe franco-israélien Daniel Milo, [publié début 2024 chez Gallimard](https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-des-Sciences-humaines/La-survie-des-mediocres), cinq ans après sa version anglophone. Intitulé *La Survie des médiocres, critique du darwinisme et du capitalisme*, il propose rien moins que de relire et corriger Darwin. Il y a un siècle et demi, le naturaliste anglais théorisait les deux mamelles de l’évolution: la variation (des individus) et la sélection naturelle, en vertu de quoi les plus aptes survivent et se reproduisent. Dommage pour les autres. ### Plus de hasard que de nécessité Milo en a contre la seconde mamelle. L’insistance sur la survie du plus apte est un leurre initié dès Darwin, argue-t-il, lorsque celui-ci établit un parallèle entre la nature et la toute-puissante domestication par l’homme (notamment des pigeons, qui fascinent cet amateur d’oiseaux). A bien y regarder, la sélection naturelle ne serait en fait qu’un moteur très modeste de l’évolution — qu’il ne s’agit pas pour lui de remettre en cause. La plupart des individus à l’état sauvage sont mal fichus, peu optimaux, mal adaptés à leur environnement. L’idée de *«survie du plus apte»* résume mal l’évolution, assure ainsi Milo, qui propose de lui substituer un vocable de son invention: la survie du *médiocre* (ou du *«suffisamment bon»,* clin d’œil au psychanalyste Winnicott, qui rend mieux son concept). La règle serait plutôt la variation non adaptative, qui n’améliore pas la survie ou les performances de l’individu, mais survient néanmoins par le jeu du hasard. ## Darwin oui, Elon Musk non Voilà pour le cœur de l’ouvrage, dense et amusant, que je vous invite à lire pour vous faire un avis. Le philosophe, maître de conférences à l’EHESS, y fait assaut d’anecdotes savantes, digresse avec art. La politique n’est pas loin: la *«version erronée du darwinisme»* des débuts se serait mêlée au culte romantique de l’originalité, puis au néocapitalisme triomphant, pour impulser cette idée qu’il faut toujours, dans la vie, évoluer ou mourir. Bref, de Darwin à Elon Musk, il n’y a qu’un pas, avertit Daniel Milo, qui nous invite à ne pas le faire. L’ouvrage, critiqué par[ ](https://www.lemonde.fr/livres/article/2024/02/02/la-survie-des-mediocres-de-daniel-s-milo-eloge-du-suffisamment-bon_6214380_3260.html)*[Le Monde](https://www.lemonde.fr/livres/article/2024/02/02/la-survie-des-mediocres-de-daniel-s-milo-eloge-du-suffisamment-bon_6214380_3260.html)* ([deux fois!](https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2024/04/13/la-selection-naturelle-aurait-du-eliminer-les-girafes-et-si-darwin-avait-tout-faux_6227489_4497916.html))*, [Libération](https://www.liberation.fr/culture/livres/la-survie-des-mediocres-la-theorie-de-lhomme-a-lage-de-pietre-20240314_VVMGALR7RJBXHKBIN5EHAKNRZM/), [Le Nouvel Obs](https://www.nouvelobs.com/idees/20240330.OBS86456/pourquoi-les-especes-inadaptees-ont-aussi-toute-leur-place-dans-la-nature.html), [Marianne](https://www.marianne.net/agora/lectures/darwin-n-a-pas-toujours-raison-on-a-lu-la-survie-des-mediocres-du-philosophe-daniel-milo), [Le Figaro](https://www.lefigaro.fr/vox/histoire/eugenie-bastie-la-nature-n-est-pas-si-darwinienne-qu-on-le-croit-20240207), [France Culture](https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/france-culture-va-plus-loin-l-invite-e-des-matins/le-darwinisme-matrice-ideologique-du-capitalisme-et-de-ses-exces-9493766)*, et récemment *[Le Temps](https://www.letemps.ch/culture/livres/la-survie-des-mediocres-la-selection-naturelle-cette-fable-deletere-du-darwinisme)*, n’a reçu à peu près que des louanges. *«Darwin avait raison»*, [chantait Féloche](https://www.youtube.com/watch?v=ipO2aFH_i3k) il y a bientôt 15 ans. *«Darwin avait tort»,* entonnent en cœur les rubriques culture ou société des journaux, signant des articles qui, si j’en crois les données d’audience du *Temps*, ont dû largement trouver leur public. Ce n’est pas tous les jours qu’on égratigne une idole. ## Du côté des chercheurs En lisant [l’article du ](https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2024/04/13/la-selection-naturelle-aurait-du-eliminer-les-girafes-et-si-darwin-avait-tout-faux_6227489_4497916.html)*[Monde](https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2024/04/13/la-selection-naturelle-aurait-du-eliminer-les-girafes-et-si-darwin-avait-tout-faux_6227489_4497916.html)*[ intitulé «Et si Darwin avait tout faux?»](https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2024/04/13/la-selection-naturelle-aurait-du-eliminer-les-girafes-et-si-darwin-avait-tout-faux_6227489_4497916.html), dans ce havre de savoir qu’est l’Ecole normale supérieure de Paris, Jean-Baptiste André, directeur de recherche CNRS et spécialiste de l’évolution des comportements humains coopératifs, a pris la mouche. Et le clavier. Encouragé par des pairs tout aussi fumasses, il s’est proposé – comme on va au front, c’est-à-dire pas de gaieté de cœur – d’écrire une tribune pour remettre l’église au milieu du village. Cette mise au point a été publiée en juin [sur le site de la SFE2](https://sfecologie.org/regard/ro24-juin-2024-jb-andre-et-al-evolution-et-medias/), la société savante des chercheurs en écologie et évolution, et signée par plus d’une centaine d’entre eux – soit une partie très substantielle de la communauté. Ils s’y disent *«préoccupés»* face à ce qu’ils perçoivent comme des *«défaillances médiatiques»* dans le recensement de l’ouvrage, qui *«n’apporte\[rait\] aucune innovation solide et commet\[trait\] même des erreurs assez évidentes»*. Un exemple de bourde? Les girafons dans la savane ne meurent pas davantage que, [disons, les petits du zèbre](https://besjournals.onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/j.1365-2656.2005.00973.x), et leur problème existentiel ne s’appelle pas le sol, [mais les lions et les hyènes](https://ui.adsabs.harvard.edu/abs/2024AfJEc..62E3265B/abstract)… Ce n’est pas la chute qui tue les girafons, mais les prédateurs. Donc pour le coup de la girafe trop haute pour son bien, on repassera, merci. Et ce n’est que le début. ## **Un homme de paille?** *«\[Daniel Milo\] s’étonne de la médiocrité apparente des organismes vivants, sans comprendre correctement qu’elle résulte très souvent de compromis évolutifs»*, dénonce encore le texte. *«Il a une mauvaise représentation de la science de l’évolution moderne: il critique des choses sur lesquelles tout le monde est d’accord»*, développe Jean-Baptiste André, joint au téléphone. En somme, le philosophe aurait fabriqué un *«homme de paille»*, une version caricaturale de l’évolution darwinienne, pour y mettre feu. Dans quelle optique? C’est là que, pour les chercheurs signataires, Daniel Milo commet le roi des crimes: critiquer la science sur la base d’arrière-pensées politiques. Comme si l’ordre des choses avait le moindre rapport logique avec l’ordre du souhaitable. L’auteur, quant à lui, appelle cela *«rompre l’alliance objective entre (néo)darwinisme et (néo)capitalisme».* Les signataires de la tribune ont un autre nom pour cela: sophisme naturaliste. Et ce travers est vu comme l’ennemi numéro 1 de la démarche scientifique. *«Son objectif est clairement moral»*, tranche Jean-Baptiste André. *«C’est notre message: arrêtez d’utiliser la science comme une fable de La Fontaine. Laissez-nous décrire les phénomènes de façon positive* (c’est-à-dire factuelle, ndlr.)*, non morale!»* ## Et les journalistes dans tout ça Et c’est là que ça devient intéressant. Car, en sus de s’en prendre à l’ouvrage, la tribune prend le parti de critiquer les journaux l’ayant encensé. *«Notre idée, ce n’était pas tant de nous intéresser au livre de Daniel Milo»*, confirme Jean-Baptiste André. *«Le livre est mauvais, c’est clair et net. Mais on en voit tout le temps des livres comme ça, ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est comment les journalistes peuvent détecter de tels scientifiques du dimanche.»* Voici donc la presse sommée de faire son examen de conscience. *«Une telle couverture médiatique unanimement élogieuse révèle de sérieuses failles dans les pratiques journalistiques sur les sujets scientifiques»*, expriment les signataires. Le texte a d’ailleurs été initialement proposé aux pages Débats du *Monde*, mais le journal a décliné, rapporte Jean-Baptiste André. Le quotidien était prêt à publier une critique de fond de la thèse de Milo, mais pas une leçon de journalisme. ## Parlons un peu Et pourtant, il n’est jamais inutile de réfléchir à nos pratiques. Vous le savez peut-être, je fais partie d’une sous-espèce rare (mais vivace): le [journaliste spécialisé en sciences](https://www.heidi.news/sciences/non-les-journalistes-scientifiques-ne-sont-pas-des-scientifiques#:~:text=Mais%20c'est%20un%20journaliste,ne%20sont%20pas%20des%20scientifiques.). Il n’y a pas si longtemps, ma principale activité consistait à écrire sur la pandémie, les vaccins, les traitements médicaux. J’en ai tiré quelques convictions pouvant contribuer au débat: * Il est tout à fait juste de dire que la plupart des journalistes ne sont pas compétents en sciences. J’y vois un effet de leur formation initiale, souvent très littéraire, doublée d’une idée profondément inscrite dans notre fonds culturel: c’est une honte de n’avoir jamais lu Balzac, mais il est admissible – voire valorisé! – de n’avoir pas la moindre idée sur Darwin, de ce qu’est la gravitation, ou de comment accéder à une revue comme *Nature*. * Il existe des journalistes scientifiques dans la plupart des grandes rédactions, mais ceux-ci sont trop souvent cantonnés au suivi des actualités scientifiques, au *fact checking* ou à la science d’anecdotes (découvrez ce lézard mignon des Galapagos). Une exception: la couverture des questions écologiques, abondamment traitées, et qui mobilisent des compétences transversales. * Dans la plupart des grandes rédactions, les journalistes travaillent en silos. Il est difficile, mais pas impossible, de faire coopérer des rubriques aussi différentes que, disons, culture et société, avec sciences et environnement. Je me demande pour ma part si les rubriques sciences ne devraient disparaître en tant que telles, pour permettre aux journalistes scientifiques d’aller travailler en société, culture, politique, international… * Le journalisme scientifique nécessite de connaître la science et de ses processus, mais il est surtout une attitude face au savoir, qu’on pourrait résumer ainsi: *tous les avis ne se valent pas*. On ne devrait pas évoquer une thèse controversée, disons climatosceptique, de la même façon qu’un large consensus scientifique. Le risque est de rendre le monde plus confus pour le lecteur, au lieu de l’éclairer. * Les conseils qu’adressent André et ses pairs, à savoir se méfier des biais de jugement comme le sophisme naturaliste, et moduler les opinions selon leur niveau de preuve et leur distance au consensus scientifique, relèvent du B.A.-BA en journalisme scientifique Mais c’est une démarche qui a du mal à se diffuser en dehors du cercle assez restreint des rubriques sciences. * La presse généraliste peine à bien parler de sciences, et la presse de vulgarisation scientifique [fond](https://www.ledevoir.com/culture/medias/598006/edition-bi-science-bi-bi-amp-bi-bi-vie-bi-perd-son-expertise-scientifique) [à vue](https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-journal-des-sciences/le-magazine-la-recherche-en-danger-9608227) [d’œil](https://www.heidi.news/articles/heidi-news-le-paysage-change-mais-le-voyage-continue). Il s’ensuit que bien des consensus scientifiques échappent au grand public. Il peut ainsi croire que l’évolution sent le soufre, que le genre n’a rien à voir avec la biologie, que le complexe d’Œdipe est réel, que l’homéopathie se distingue du placebo ou que l’on peut attraper «un coup de froid». Sans même réaliser qu’il s’agit là de thèses (très) minoritaires. * La pandémie a placé toutes les rédactions devant la nécessité de mieux comprendre et traiter les sciences. Mais passé les vœux des débuts, peu de choses ont changé. Les formations en journalisme ont un peu renforcé l’axe scientifique des études, mais les médias, englués dans leurs difficultés économiques, ont eu du mal à tirer des leçons durables de leur impréparation, une fois l’urgence du Covid-19 retombée. * Le monde académique a aussi une part de responsabilité dans la mauvaise diffusion des sciences. Alors qu’ils sont supposés travailler à l’élaboration de connaissances générales, les chercheurs n’ont souvent ni le temps, ni l’envie d’entrer dans l’arène médiatique où ils ont beaucoup de coups à prendre – et pour laquelle ils entretiennent un discret mépris, sans toujours en saisir les enjeux. Si je ne vous ai pas perdu à l’issue de tous ces avis, en voici un dernier. *Oui*, il importe, quand on critique un livre qui déboulonne Darwin, de se renseigner auprès des experts du sujet. Pas parce qu’on aurait vocation à censurer d’emblée toute position originale, surtout pas. Mais parce que savoir qu’une thèse détonne, qu’elle fait rigoler les mouches dans le monde scientifique, est une information précieuse pour les lecteurs. Encore faut-il que lesdits experts soient prêts à jouer le jeu médiatique. Pour être honnête, je connais peu de chercheurs prêts à s’avaler 400 pages en cinq jours pour les beaux yeux d’un journaliste culture, a fortiori s’ils n’ont pas été d’abord aiguillonnés par quelques articles surtitrés. Les sociétés savantes, avec leurs légitimités et leurs carnets d’adresses, ont là un rôle à jouer. Par ailleurs, comment les médias concernés ont-ils réagi au coup de sang des chercheurs en évolution? *Le Nouvel Obs* a publié [une excellente tribune](https://www.nouvelobs.com/idees/20240509.OBS88166/le-darwinisme-ne-fait-nullement-l-apologie-de-la-performance.html) de Guillaume Lecointre, *Le Monde* a ajouté un encadré pour rappeler le consensus scientifique, de même que *Le Temps*. A ma connaissance, c’est tout.

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