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Maroc Maroc - LE TEMPS - Tous - 11/Jul 13:34

Eddy Mottaz: «Etre photographe de presse m’a changé en profondeur»

Eddy Mottaz, c’est une immense sensibilité, une douceur dans le regard. Photographe attitré du «Temps» depuis 1998, auteur d’une œuvre multiprimée, il prend sa retraite cet été. Avant de partir, il a accepté de se prêter au jeu de l’interview et de commenter quelques-unes de ses imagesEté 2014, sur une plage de Lampedusa, l’eau est cristalline, d’un bleu presque irréel. Eddy Mottaz prend la photo de très haut, en surplomb. Le soleil semble crépiter. On devine quelques minuscules silhouettes, petits points sombres dans la mer turquoise. Des baigneurs? Dérouté, le spectateur entend d’autant plus fort dans sa tête les cris des migrants qui sombrent, de nuit, à quelques encablures de-là. Hiver 2019, dans la galerie du glacier du Rhône. Saisi par ce géant en train de fondre à vue d’œil, Eddy Mottaz s’approche cette fois au plus près. Sous son objectif, la glace devient une peau, un songe, la mélancolie même. Entre le très loin et le très proche, une même foi dans l’intelligence du regard, dans la possibilité de lire le monde. Lampedusa — © Eddy Mottaz A l’origine de ces séries photographiques, deux reportages effectués pour _Le Temps_ dont Eddy Mottaz a été le photographe attitré de 1998 à aujourd’hui. Fin juin, celui qui avait aussi été un des piliers du _Nouveau Quotidien,_ a pris sa retraite. Eddy Mottaz ne va pas ranger son appareil photo, loin de là. Il va continuer à regarder, dans ce silence méditatif si caractéristique des photographes. Il va continuer à chercher le «pas de côté», cet angle qui déplace le regard, dessille les yeux. Mais pas question de laisser Eddy Mottaz partir comme ça. Il a fallu insister mais il a fini par accepter de revenir sur son parcours (exceptionnel, maintes fois primé) et de commenter quelques photos, choisies par nous, parmi les milliers de sa photothèque. En images: En images – Dans l’objectif d’Eddy Mottaz, 35 ans d’actualité et de pas de côté **En trente-cinq ans de métier, vous avez assisté à la transformation de la photographie de presse. Quels sont vos inquiétudes, vos espoirs?** A mes débuts, photographe était encore un métier artisanal. Il fallait avoir un labo, savoir développer des négatifs, tirer des images. Aujourd’hui, tout le monde a un smartphone bourré d’IA dans sa poche qui permet de faire des photos tout à fait correctes. La presse emploie moins de photographes. **Etre photographe n’est plus perçu comme un métier?** Cela l’est moins mais la raison à cela n’est pas que technique. C’est aussi dû au fait que la photographie dérange. **En quoi dérange-t-elle?** Elle échappe aux prévisions. La photographie est talonnée aujourd’hui par la vidéo, qui peut susciter des clics sur les réseaux sociaux. Or la vidéo développe toujours une narration. Alors qu’une photo, quelle qu’elle soit, peut être lue de plusieurs façons, elle reste flottante. En cela, elle perturbe jusque dans les rédactions. Elle est rarement là où on l’attend. **Cela n’a-t-il pas toujours été le cas?** La photographie dérange plus aujourd’hui. On demande de plus en plus à l’image de correspondre à l’information ou à l’idée que l’on se fait de l’information. C’est ce que je redoute avec l’intelligence artificielle, qui permettra de fabriquer les images souhaitées. On ne montrera que ce que l’on aura décidé de montrer. Or la photographie est irremplaçable en ce qu’elle permet l’inattendu, l’accident. Elle est capable de saisir ce qui échappe à l’œil nu. Je redoute que l’on écarte toujours plus la possibilité d’être surpris, déstabilisé, dérangé par l’image. **Que reste-t-il alors aux photographes professionnels?** L’essentiel, c’est-à-dire le regard. Le meilleur appareil photo, les meilleures machines ne sont rien sans un œil, c’est-à-dire une intention, une réflexion, un engagement, derrière. Une photographie induit toujours une rencontre avec l’autre, avec le réel. Une photographie, c’est la rencontre entre des regards. Etre photographe de presse m’a changé en profondeur. Toutes ces rencontres avec les collègues journalistes et avec les personnes photographiées m’ont fait grandir. Sans elles, je serais devenu quelqu’un de bien moins tolérant, de bien moins empathique. **Qu’apporte une photo dans un sujet d’actualité?** Je reprendrai les mots de Christian Caujolle, le responsable photo de _Libération_: la photographie permet le pas de côté. La bonne photographie de presse ne se limite pas à l’information immédiate. Tout en illustrant l’article qu’elle accompagne, elle ouvre une porte qui prolonge la réflexion. On nous laisse de moins en moins le temps de trouver ces portes. **Qu’est-ce qui a changé?** L’obsession de l’immédiateté. On se contente d’une photo qui sera la même partout, l’événement et rien d’autre. Pour trouver un point de vue différent, amener une réflexion, il faut quand même sentir les choses. Ce léger décalage avec la photo immédiate fait toute la différence. **Comment passe-t-on de la sculpture, votre formation à l’Ecole des arts visuels à Genève, à la photographie?** Par la lumière, qui est l’essence de la sculpture et de la photographie. Entre le soir et le matin, une sculpture ne raconte pas la même chose. Dans la sculpture sur terre, on travaille avec des moules, que l’on appelle des négatifs, terme photographique. Si on éclaire le moule, la sculpture apparaît. Les ombres inversées donnent l’illusion du volume. Même si elle a un rapport au réel, la photographie, comme tous les arts plastiques, est une illusion. L’œil ne voit pas comme un appareil photo. Le cerveau interprète toujours la vision. Ma démarche de photographe a d’abord été conceptuelle. **Comment la photographie de presse est-elle entrée dans votre vie?** Par _Libération_ au milieu des années 1980. Pour la première fois, un journal me correspondait: par la manière d’aborder les sujets, de titrer les articles, par le graphisme et par l’emploi de la photographie bien sûr. Une révélation pour moi. A la fin de mes études en 1989, j’ai commencé à travailler pour plusieurs journaux romands. Je faisais parfois dix sujets par week-end, du match de foot à la dame centenaire. C’était une école fantastique. _Le Nouveau Quotidien_ en 1991 a d’emblée accordé une grande place à l’image. Je me suis tout de suite dit qu’il fallait en être. La passion des journalistes du _NQ_ puis du _Temps_ m’a nourri et sans cesse tiré vers le haut. Grâce à eux, des interviews de trente minutes se transformaient en moment de grâce d’une heure, deux heures… **On parle souvent de mémoire photographique. A quoi ressemble la mémoire d’un photographe? Avez-vous une photothèque dans la tête?** Oui, bien sûr mais elle est un peu orpheline. Quand je reprends mes images, je vois et je ressens aussi tout ce qui n’est pas dans le cadre: le ou la journaliste qui était avec moi, la fraîcheur de l’air, les bruits, les parfums. L’image que je tiens devant les yeux n’est pas l’image que j’ai en moi. Faire des photos implique un état d’éveil. Entrer dans cet état est presque plus important que la photo elle-même. Parvenir à tout ressentir, à s’immerger dans l’instant. J’ai l’impression de pleinement exister de cette façon. **En 2017, lors d’un reportage à Genève, vous avez été blessé à l’œil et avez failli le perdre. Cette épreuve vous a-t-elle changé?** C’est l’œil droit, mon œil de photographe, qui a été touché. Il était toute ma vie. Je ne pouvais pas le laisser tomber alors même que les médecins me disaient qu’il était perdu. J’ai compris à ce moment-là que j’avais été éduqué, comme la plupart des gens, dès l’école, par le non, par le négatif. J’ai décidé dès lors de voir le monde par le oui. Jusque dans mes phrases de tous les jours, j’essaye d’évacuer le négatif. J’ai eu deux énormes chances: j’ai retrouvé la vision et la netteté avec l’œil droit. On a parlé de miracle. **Quel serait le message que vous aimeriez transmettre à vos jeunes collègues photographes?** La photographie de presse est une école de vie. Je me sens très humble devant ce cadeau: l’accueil et la confiance que m’ont offerts les personnes, de tous les âges, de tous les milieux, que j’ai photographiées. Je leur dois un immense merci. Tout comme à mes collègues journalistes. Je souhaite aux jeunes photographes de vivre cela, des rencontres et des compagnonnages qui vous grandissent. * * * ![© Eddy_Mottaz/Le Temps](https://letemps-17455.kxcdn.com/photos/9a144dac-5d99-4699-a1c5-81ef1c7a732b "© Eddy\_Mottaz/Le Temps") «Au tournant de 2013-2014, nous avions fait une série sur les différentes façons de faire famille. Tous les rendez-vous se sont déroulés dans une sorte d’état de grâce. Pour être le moins intrusif possible, j’utilisais la lumière naturelle. On était en novembre, le temps était maussade et pourtant des éclats de soleil perçaient toujours aux bons moments. Et les familles nous ouvraient les portes de leur intimité avec une générosité que je n’ai pas oubliée. Cette photo de David et de sa fille Alexia a eu un Swiss Press en 2014.» ![© Eddy Mottaz/Le Temps](https://letemps-17455.kxcdn.com/photos/c4b0736e-397a-49db-b7bb-7c1040d22afc "© Eddy Mottaz/Le Temps") «Christian Lecomte et moi avons partagé le quotidien de la famille Morard, Jessica, Pierre et leurs enfants, qui de mai à octobre, montent à l’alpage, au-dessus de Montreux, pour garder les vaches. «Là-haut, près des étoiles et du troupeau» racontait leur éden, éprouvant physiquement. Je me souviens de Gentiane, la vache, qui avait glissé dans un ravin et auprès de laquelle j’étais resté plusieurs heures. Je lui parlais, elle m’écoutait, on a tissé des liens extraordinaires.» ![© Eddy Mottaz / Le Temps](https://letemps-17455.kxcdn.com/photos/f6e8dc78-5758-42b7-845a-a988ff847018 "© Eddy Mottaz / Le Temps") «Novembre 2018, à Thonon, aux côtés des Gilets jaunes. Nous n’étions pas bien accueillis en tant que journalistes. Mais Christian Lecomte était respecté. Il avait déjà réalisé d’autres reportages sur le mouvement et les hommes et les femmes mobilisés aux ronds-points s’y étaient reconnus. Grâce à cela, nous avions pu passer une nuit avec eux.» ![© Eddy_Mottaz](https://letemps-17455.kxcdn.com/photos/81849261-ccbc-4f50-ad59-3526a38d60e2 "© Eddy\_Mottaz") «Suite à l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014, _Le Temps_ a publié une série de reportages pendant l’été pour mieux connaître ce voisin belliqueux. Avec Julie Conti, nous étions partis à Stavropol, dans le Caucase du Nord. Nous avions fait le portrait croisé de plusieurs femmes, une enseignante en histoire, une esthéticienne, une pianiste. Ici, dans un grand parc de la ville, avait lieu un thé dansant. Ces femmes avaient donné un spectacle de danse.» ![© Eddy Mottaz/Le Temps](https://letemps-17455.kxcdn.com/photos/5f2297a1-cc89-4c24-bc14-5ea5237608fa "© Eddy Mottaz/Le Temps") «Avec Valérie de Graffenried, en 2015, nous avions vécu trois jours en immersion dans un centre pour requérants d’asile, à Clarens. Ils vivaient dans un abri antiatomique, enfoui sous terre. Juste au moment de partir, un jeune Afghan m’a montré sur son téléphone une photo de lui, puis une photo de sa mère, puis une image d’elle égorgée au milieu d’autres cadavres. Et puis il a rangé son téléphone et il est parti sans dire un mot. La réalité n’est jamais en noir et blanc. Elle est toujours complexe.»

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